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APPAMÉENNES DU LIVRE

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Martine Ferachou, 2017  Table sept

Quatrième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2017

C’EST L'HISTOIRE D'UNE NOTE… Une note bien salée, arrivée discrètement sur la nappe blanche dans une coupelle ramasse-monnaie en inox, coincée dans le clip porte-ticket. Adrien l’a portée aussi religieusement que s’il s’agissait d’une hostie ! Du bout de ses gants blancs, il l’a judicieusement déposée près de la coupe de Champagne du vieux chauve, s’est légèrement incliné en murmurant un « Monsieur » poli, puis a fait trois petits pas en arrière et s’est retiré près du bar.

Un sourire satisfait orne le visage d’Adrien. Ce soir, il a été bon, très bon ! Courtois mais pas obséquieux ! Souriant mais ni jovial, ni badin ! Il a mis en pratique toutes les techniques de vente apprises lors de ses études de chef de rang. Il n’a posé à son client que des questions fermées, lui imposant ainsi un choix limité : « vous prendrez un apéritif ou directement une bouteille de vin ? ». Il a listé les grands crus du moins cher au plus cher : « Sauvignon, Chardonnay, Chablis ? » laissant le plus onéreux s’installer dans la mémoire de son interlocuteur. Il a vanté les bienfaits d’une nouvelle eau minérale gazéifiée et l’a servie sans modération avec autant de classe qu’un grand Bordeaux. Il a tardé à porter le pain sur la table afin que les convives ne s’en rassasient pas et gardent une envie de desserts. Quand la divine jeune dame à la peau si parfaite a réclamé, dans un éclat de rire gourmand, une coupe de Champagne, il a rendu tout refus impossible en citant Madame de Pompadour :

— Le Champagne : c’est le seul vin qui laisse la femme belle après boire. Mademoiselle est une connaisseuse !

Et la table sept a sablé trois bouteilles du délicieux breuvage millésimé ! Oui, il a été bon, très bon et l’addition s’est envolée : sept cent quatre-vingt-deux euros, tout de même, pour six convives à table ! Adrien a de l’expérience. Il ne connaît pas l’homme qui mène la danse à la table sept, mais il sait que ce monsieur a les moyens. Ça se sent ! Un vieux, attifé d’un pull à col roulé et d’un pantalon rayé, accompagné d’hommes et de femmes jeunes qui lui lancent des regards admiratifs, ce vieux-là est une pointure ! Maintes fois, dans l’exercice de son métier, Adrien a eu la preuve que l’habit ne fait pas le moine ! Certes, ce type fait montre de simplicité vestimentaire mais, dès son arrivée, il exige des cartes muettes pour tout le monde, pas seulement pour les dames.

— Et surtout pour moi, ajoute-t-il en riant, peu importe le coût pourvu qu’on ait l’ivresse !

La classe ! La grande classe ! Désormais, Adrien guette le moment où le vieil homme va s’éclipser un instant de table pour rejoindre la caisse et régler discrètement la note à l’abri des regards, comme le veulent les règles de bienséance. Adrien guette et rêve au généreux pourboire qui sera sien dans quelques minutes.

Mais à la table sept, nul ne semble pressé de prendre congé. Les conversations animées vont bon train ! Les rires fusent ! Les esprits, car il s’agit bien là de gens d’esprit, s’échauffent. Le ton monte ! Ça se titille ! Ça se contrarie ! Ça argumente ! Ça développe ! Arts et cultures sont au menu… Les quelques rares clients encore présents aux autres tables, comme aimantés, tendent le buste, tendent l’oreille vers le groupe d’amis. Bientôt, un auditoire attentif se constitue. Cette attraction qu’exerce le vieux monsieur confirme son ressenti à Adrien. Sans doute a-t-il servi ce soir une sommité ! Acteur de cinéma ? Magnat de la finance ? Figure de la politique ? Mais le chef de rang fouille en vain sa mémoire. C’est alors que le patron du restaurant approche pour la traditionnelle visite de courtoisie aux personnalités importantes. Il s’incline devant le personnage phare de la soirée comme s’il s’agissait du président de la République française. Rouge d’excitation, il lui tend la main. L’autre la lui serre mollement.

— Maître… Maître, quel honneur de vous recevoir chez moi ! Le dîner vous a-t-il convenu ?

Puis, sans attendre de réponse, il se penche sur l’épaule du grand homme et lui murmure quelques mots inaudibles d’Adrien. Puis, il reprend à voix haute :

— Permettez-moi, chers amis, de vous servir un cognac Grande Champagne de 35 ans d’âge que je ne sors que pour les grandes occasions.

Il s’éloigne vers la cave quérir ce qu’il vient de promettre. Adrien, médusé, se passe la scène en boucle. Son patron a nommé l’hurluberlu friqué « Maître » ! Qu’est-ce à dire ? Un philosophe peut-être, maître de conférences ? Un ténor du barreau ? Mais alors qu’Adrien s’évertue à trouver une clé à l’énigme, la figure de proue de la table numéro sept, sous les yeux abasourdis de ses convives, sort un stylo de sa poche et entame un dessin à même la nappe blanche. Les traits paraissent d’abord anarchiques… Puis, se révèlent des masques grimaçants ayant presque perdu toute humanité, des visages anguleux, disloqués, ponctués d’yeux et de nez démesurés… S’offrent ensuite, sans pudeur, trois corps de femmes, nus, sensuels, débridés… Les mains de l’artiste exécutent une danse effrénée… Son visage rayonne… Le silence et l’admiration emplissent l’espace. Le patron, à pas de loup, a rejoint la tablée. Il porte un plateau sur lequel trônent sept verres tulipe, emplis d’un liquide ambré. Il aimerait poser son fardeau sur la table.

Il aimerait prononcer d’une voix assurée son petit discours fétiche :

— Bonne dégustation, messieurs-dames ! Faites-moi pleurer ce cognac, observez sa viscosité, humez-le, savourez, enfin, et dites-moi si vous avez bien senti l’étalement de l’arrivée des arômes.

Mais il ne pipe mot, le patron. Statufié comme les autres, il voit le Maître encapuchonner son stylo, l’enfouir au fond de sa poche et se lever d’un bond.

— Merci, Monsieur Perlade, mais point de cognac ce soir… Nous avons tous déjà trop bu ! N’est-ce pas mes amis ?

Distraitement, il revêt sa veste noire.

— Au fait, mon œuvre vous convient-elle ? Il s’approche de la porte. Comme un seul homme, ses invités lui emboîtent le pas.

— Mais… La note ? murmure Adrien.

— Oui, Maître, le dessin est… Mais… Vous ne l’avez pas signé ! annone le patron.

— Mon dessin paye l’addition, ma signature achèterait le restaurant ! Au revoir, Messieurs ! A bientôt !

Et Monsieur Picasso, hilare, disparaît avec ses amis dans la rue sombre.

 

Martine Ferachou, de Saint-Junien, Haute-Vienne

14.06.2017 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |