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  Le rideau des mots

Quatrième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2016

 

JAMAIS JE N'AURAIS IMAGINÉ survivre à cet accident de moto. J’ai perdu le contrôle, ma moto s’est dérobée sous moi en dérapant sur je ne sais quoi. Je ne peux pas expliquer ce qui s’est réellement passé, car je n’ai moi-même absolument rien compris. La seule chose dont je me souvienne, c’est d’avoir été propulsée dans le fossé. Mon corps tout entier a reballé puis s’est écrasé sur les cailloux et la terre en contrebas.

Comme un flash horrible, le temps qui semble se suspendre, tout mon être qui se raidit de stupeur, juste une seconde, puis, c’est le trou noir.

Depuis son arrivée dans la chambre, elle dort d’un sommeil agité par les calmants et les cauchemars.

Je l’entends qui gémit, prisonnière de son lit.

« Elle souffre de multiples fractures : les jambes, le bassin, un bras et un traumatisme crânien. Elle est couverte de petites plaies diverses et de longues brûlures… » J’ai entendu les infirmières parler d’elle et de son accident de moto. « C’est un miracle qu’elle n’y soit pas restée. En plus elle n’a pas de famille ici. »

Nos lits sont côte à côte et séparés par un grand rideau toujours tiré. Le mien est juste à côté de l’unique fenêtre de la chambre ; j’aime sentir l’air frais sur mon visage le matin. Pas de vis-à-vis. C’est bien normal, on a tous besoin d’intimité, surtout dans cet hôpital surchargé de malades qu’on entasse à tort et à travers. Quand elle se réveillera, je l’entendrai ; alors je lui ferai la conversation. Je suis de bonne compagnie… et surtout je m’ennuie.

Réveil…

Mes yeux clignotent ; je crois qu’ils ont peur de voir… et mes oreilles bourdonnent. Oh, j’ai mal à la tête… Ça tape si fort. Tout mon corps est douloureux. Mes yeux s’ouvrent. Catastrophe : mes deux jambes sont plâtrées, ainsi que mon bras gauche. Je lève ma main droite à ma tête : des tuyaux pendouillent et je sens des bandages tout autour de mon visage. Ma bouche est desséchée…

Mon Dieu ! Je ne suis qu’une immense plaie ! Partout des coupures, des brûlures, des bleus, des bandes, des sparadraps… je saisis la petite sonnette et j’appelle les infirmières… pour qu’on m’explique…

Flash back je me souviens… En moins de deux, elles arrivent. Je ne peux pas les rater, je fais face à la porte dans mon « lit prison » d’où je ne peux plus sortir.

« Bonjour… Je m’appelle Maxime, et je suis votre voisin de chambre. On ne peut pas se voir mais on peut discuter… » J’ai commencé la conversation comme ça… Elle s’appelle Eva. On a le même âge, c’est marrant. On ne se voit pas, mais ça a de suite collé tous les deux. On discute de longues heures, de tout, de rien, de nous.

C’est étrange : Un homme partage ma chambre d’hôpital. Mais je ne le vois pas, il est à côté de moi pourtant, derrière ce lourd rideau bleu gris très laid. Malheureusement, je ne peux voir rien d’autre que la grande porte blanche qui me fait face, ou bien analyser les détails du plafond ! Je ne peux toujours pas remuer d’un pouce ! Je suis complètement immobilisée. C’est très frustrant. Lui est là depuis un petit moment apparemment ; il est aussi coincé dans son lit, car il se remet d’une opération du genou après une fracture…

Alors il est devenu un peu ma bouffée d’oxygène. Il me raconte ce qu’il voit au dehors, par la fenêtre, puisque lui, il a la chance d’être juste à côté ; quel bol ! Il me parle de sa vie un peu, de lui. Sa voix est douce, un peu rauque, mais rassurante pourtant. Et comme je ne le vois jamais, je peux l’imaginer comme je veux… drôle de sentiment. Et moi, ça me fait du bien. Je lui parle aussi de moi, de n’importe quoi en fait, pour oublier que je suis là. Il est guitariste dans un groupe ; il compose… et parfois pendant les après-midi, il me joue quelques morceaux… jusqu’à ce que les infirmières viennent le sermonner parce qu’il fait trop de bruit. Mais je sens bien qu’elles l’aiment bien aussi, car elles le taquinent sans cesse.

Déjà une semaine passée à partager cette chambre. Aujourd’hui, je lui raconte les feuilles qui tombent dans le grand parc tout en bas de notre fenêtre, poussées par le vent qui les fait tourbillonner. On l’entend presque les décrocher. Et les gens qui vont et viennent dans les allées avec leurs éclats de voix lointains. Je lui dis que j’ai toujours aimé l’automne depuis que je suis tout petit. Je la fais rire quand je lui raconte les disputes entre une de nos infirmières et le monsieur du secrétariat dont les éclats remontent à la fenêtre lorsqu’elle est entrouverte !

Qu’il est drôle ce Maxime ! Il rend ma vie ici tellement plus facile ! Les soins chaque matin sont si douloureux, et les journées si longues… II a raison, notre infirmière, la brune un peu potelée a une aventure avec le secrétaire de l’accueil ! Il les a entendus se disputer ! Et lorsqu’elle est venue faire mes soins elle était toute rouge de colère ! On a failli s étouffer de rire ! Son rire est cristallin, fort, puissant et contagieux ! Je me demande à quoi il ressemble… il pourra se lever avant moi lorsqu’il sera transféré dans un autre service pour sa rééducation. Je pourrai enfin le voir.

Déjà deux semaines… J’avoue que le temps passe plus agréablement avec Eva… Je lui ai joué de petits airs à la guitare et je me suis fait taper gentiment sur les doigts par les infirmières… Trop bruyant. Dans une semaine, je serai déplacé vers un service spécialisé pour ma rééducation. Bizarrement, j’appréhende le moment où elle me verra quand je quitterai cette chambre. Que pensera-t-elle de moi ? Je chasse bien vite cette idée de mon esprit, il reste encore un peu de temps. J’avoue que cette drôle de situation a fini par me prendre au piège, et j’éprouve un réel plaisir à distraire Eva… C’est insolite mais cet univers mystérieux ne me déplaît pas.

Aujourd’hui je n’avais pas le moral. La contrainte de fixer ce plafond blanc n’arrangeait vraiment rien pour moi ! « C’est Halloween Eva ! » m’a dit Maxime. Alors il m’a raconté qu’il pouvait percevoir des enfants qui criaient et couraient dans les allées du parc à la recherche de bonbons… « Tricks or treats « ! Comme j’aurais voulu être à leur place… Maxime m’a fait tellement rire en me racontant en détail les costumes de ces enfants ! Des vampires, des monstres, des sorcières… avec leurs maquillages flashys qui dégoulinent. « Et toi Eva ? En quoi tu te déguiseras l’an prochain ? » « En Beetle Juice », J’ai répondu, en riant. « Et tu viendras aussi d’accord ? » « Oui… Eva, déguisé en fantôme recouvert tout entier d’un grand drap blanc ! »

C’est une drôle d’aventure ce qui nous arrive à tous les deux ! J’ai avoué à Maxime qu’il allait me manquer lorsqu’il serait parti et je lui ai carrément proposé de le revoir… enfin le voir tout court ! Même si jusqu’à présent c’était mieux qu’on ne se voie pas, vu mon look abominable ! Je ressemble à une momie de film d’horreur ! Prête pour Halloween !

Il pleut au-dehors, une véritable averse… On s’ennuie tellement fort que je lui raconte la pluie, et le vent qui souffle si fort en rafales qu’il fouette les gouttes de pluie contre la vitre.

« Tu entends toi aussi ? »

Pour la première fois, on peut se sentir bien d’être au chaud dans nos lits. Je lui raconte que moi, j’aime les orages d’été… J’aime le grondement du tonnerre, le bruit des gouttes lourdes qui tombent au sol et l’odeur chaude et mouillée des chemins de terre qui s’échappe alors. Elle me dit que jamais personne ne lui avait raconté la pluie et que les jours de pluie, désormais, elle penserait à moi.

Je n’ai réalisé qu’aujourd’hui que je n’ai pas pris la télévision dans la chambre ! Même Maxime n’en a pas demandé une, car il dit qu’il ne la regarde jamais. C’est dire que nos longues conversations sont divertissantes et animées, on ne voit pas le temps passer. Parfois même je garde les yeux fermés pendant que l’on discute. C’est reposant et je me concentre sur sa voix. Juste, j’ai hâte de le voir en vrai. J’espère ne pas trop l’effrayer avec mes plâtres, mes bandages. Je n’ai même pas de maquillage… Je me surprends à penser que j’aimerais qu’il me trouve jolie. Alors là, c’est foutu, je crois !

Mon départ est prévu pour demain. Eva a hâte de me voir ; elle me l’a dit cent fois. On a passé l’après midi à écouter de la musique avec mon petit lecteur mp3. La fenêtre était entrouverte pour aérer, et les rayons du soleil froid de l’automne se glissaient jusqu’à moi… je les sentais me chatouiller le bras. Mon cœur est lourd. Alors, j’ai parlé à Eva sans plus m’arrêter… Les oiseaux sont partis, et les arbres sont rouges et orangés, et comme brûlées, les feuilles virevoltent et tombent… Quelle étonnante saison !

Son moment préféré dans l’année c’est le printemps ! Elle aime voir les arbres en fleurs, le ciel bleu… Moi, je me souviens que j’aime l’odeur des jardins qui fleurissent et l’odeur de l’herbe couverte de la rosée du matin. « Je n’ai jamais rencontré un garçon comme toi… sensible et, comment dire, poétique ? » Je pense que ce doit être un compliment.

Demain, il part. Demain, je vais voir son visage. Nous avons passé l’après-midi entier à parler et je ne voulais pas que ça s’arrête. La nuit tombe de bonne heure, et dans la soirée, j’ai demandé à Maxime s’il voulait bien laisser ouvert le store de sa fenêtre pour laisser entrer les lumières de l’extérieur dans la chambre.

« C’est la pleine lune, il paraît ! » m’a-t-il dit.

Il a sûrement raison. Un rayon lumineux éclaire faiblement le rideau qui nous sépare, et pour la première fois je peux distinguer son ombre, à peine. Ma tête est tournée vers lui et ses paroles me bercent. Je vois les contours flous de sa silhouette allongée sur le lit. Il me décrit la tranquillité dans le petit parc, pas un bruit, rien ne bouge… Les rayons de lune caressent le haut des arbres. Je sens que le sommeil m’emporte, et ses murmures s’embrouillent dans mon esprit. J’aurais voulu que le temps s’arrête, que l’on reste là, arracher ce rideau peut-être…

Demain… On verra demain.

Comme j’ai bien dormi ! Je ne me souviens plus d’avoir rêvé.

La voix de l’infirmière venue faire ma toilette aide mes yeux à s’ouvrir. Et comme tous les matins, le premier endroit vers lequel se tourne mon regard, c’est le rideau qui me sépare de Maxime. Stupeur.

Le gros rideau est entièrement tiré. Je découvre abasourdie son petit univers Je n’en crois pas mes yeux, son lit est vide ; il a dû partir pendant que je dormais. Mais pourquoi ? Je me sens tellement prisonnière, je voudrais bondir à sa recherche… Je regarde vers la fenêtre pour voir la lumière du jour et reprendre un peu mes esprits… Mais un énorme mur gris se dresse devant… quasiment pas de lumière, pas de parc, pas d’arbres non plus… juste du crépi sali par le temps…

J’ai peur de comprendre, je ne veux pas, je n’y arrive pas, mes yeux se remplissent de larmes. Je tente de me contenir, et de prendre un air détaché pour demander si Maxime a laissé un mot pour moi. Je sens mes lèvres qui tremblent. L’infirmière s’interrompt, et lève, gênée ses yeux sur moi, pendant que ma voix se brise en plein milieu de ma phrase. Voyant ma détresse, elle m’annonce que Maxime a quitté la chambre doucement pendant mon sommeil.

« Il a dit ne pas vouloir vous déranger… »

« Me déranger ? » Une vague de rage et de déception m’envahit et me submerge complètement. Je croyais être importante à ses yeux. « Mais je suis là, coincée dans ce lit ! Il ne voulait pas me voir… Voilà tout ! » J’ai crié sans m’en rendre compte.

« Vous voir, Mademoiselle ? » a répondu l’infirmière d’une voix douce. « Mais il est aveugle ! »

 

Christelle Narayaninsamy, de Pamiers, Ariège

 

07.06.2016 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |