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APPAMÉENNES DU LIVRE |
La choisisseuseQuatrième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2015POUR UN PREMIER ESSAI, je ne me rate pas, c’est sûr. Foncer la tête la première, oui, c’est bien, c’est bon. Il faut dire que j’ai toujours gardé un casque. De protection ? Non, juste sur les oreilles. Dedans, il y avait des sons intelligents, captés sur des fréquences qui auraient déclenché les moqueries de mes collègues, si elles avaient su. Un casque pour renforcer l’intérieur du crâne, en quelque sorte. Je prenais les objets sur le tapis roulant de droite, tapis gris que mon pied gauche mettait en mouvement, quand mes orteils appuyaient sur la pédale orange. Avec le capuchon du stylo-feutre rouge, j’assénais un petit coup sur le bord de chacun d’eux, tout près de mon oreille. Suffisamment fort pour couvrir les voix de mon casque. Si l’objet chantait mal, c’est qu’il révélait une fêlure : le mauvais chanteur s’envolait alors jusqu’au tas, dans le bassin, à deux mètres, juste en face de mon poste de travail. S’il vibrait juste, alors je regardais vraiment. Tordu, dissymétrique, gondolé, l’objet était déclassé et rejoignait le tapis gris, au-delà de moi. Pour les autres, ceux que je conservais, mes doigts glissaient sur la porcelaine comme une caresse sur la peau des nouveau-nés. Au feutre rouge, je cerclais chaque grain de surface, noir ou blanc. Je posais les bons produits, sans défaut, dans un carton, sur l’autre tapis mobile, beige, perpendiculaire au premier, devant moi, pour l’emballage. Je jetais les mauvais, à ma gauche, dans une poubelle verte, garnie d’un sac en plastique jaune. J’empilais dans la corbeille d’osier, à ma droite, sous le tapis d’approvisionnement, les objets à défauts réparables. Autant de couleurs, autant de statistiques édifiantes sur la qualité de la production ! Tapie dans la routine, j’existais, concentrée, concentrée de moi-même. Ces gestes ont été mes gestes professionnels quotidiens pendant trente-cinq ans. Mille cinq cents objets par jour. Donc plus de dix millions d’objets entre mes mains. Objets dispersés dans le monde entier, pour des milliers d’inconnus. Objets choisis par moi. La télévision est venue filmer mes gestes. Quarante-sept secondes diffusées à l’heure de la sieste, en décrochage régional, pour témoigner qu’une machine n’est pas capable de me remplacer. Mon fils aîné a programmé le magnétoscope, en riant de sa vétusté. Les couleurs, sur la bande, trop violentes, mon visage, à demi-noyé d’ombre, sans âge. J’ai bredouillé quelques mots. « Oui, tous les jours pareils… oui…on est bien obligé… Enfin… j’aime mon métier, heureusement… » Ma vie publique se résume à cet enregistrement. Diffusé pendant la journée consacrée aux personnes souffrant de surdité. La veille de la journée de la femme. Au bout des tapis roulants, d’autres chargeaient, déchargeaient, empaquetaient. D’autres encore vidaient le bassin avec une pelle, dans la remorque d’un petit tracteur. D’autres déplaçaient ma poubelle sur un transpalette, d’autres remplaçaient ma corbeille pleine par une vide. Elles ne furent jamais filmées. Elles en furent jalouses, quelques jours, puis tout continua ; d’autres femmes, d’autres jours. Obligatoires, pour la feuille de paye. Je voyais leurs silhouettes dans le halo des lampes halogènes, mais je ne regardais pas vraiment. Je parlais peu, même près de la cafetière, pendant la pause, le casque toujours sur les oreilles. Nous avions toutes la même blouse, les mêmes maris, les mêmes enfants, les mêmes appartements. Moi, casquée, j’ai eu modem. Puis connections illimitées. Téléphone portable du dernier cri. Les rares instants de solitude domestique sont pendant le repassage du samedi après-midi. Il est au jardin, quelle que soit la saison. Ils sont sur le stade, quel que soit le temps. Parce que je fus choisie, mariée tard, parce que les deux garçons sont nés plus tard encore, ces mâles en herbe ou en bedaine sont dispensés des corvées : je les gâte trop. Ils ne connaissent donc aucun plaisir à repasser. Moi si ! Le linge fripé s’étale sur la planche, le fer l’écrase, le discipline, tue, peut-être, les derniers microbes, chuintement diffus, brume tiède, parfum de lessive rincée, qui, elle, tue, c’est sûr, l’environnement. Douce rectitude et touffeur créatrice où mes pensées prospèrent, où mes projets accouchent. Génération Y, mes fils ? Moi, tardive, je les double sur le fil. Mes gestes machinaux laissent ma tête autonome s’occuper comme elle l’entend. Et elle s’y entend. En trente-cinq ans, j’ai appris sept langues, regardé toutes les émissions dites pédagogiques, culturelles, enregistrées tard le soir plus souvent qu’en direct. Comptabilité, finances, ce sont mes préférées. Depuis que je suis sur une bande vidéo, je me regarde au ralenti, dans les vapeurs de mon fer à repasser, tous les samedis, entre deux sonates ou deux reportages animaliers. Je me dope, me convaincs dans l’action, m’encourage dans le secret. Quand ils ont laissé les miettes sous les fourchettes sales, les ronds de verre de vin rouge sur la toile cirée, les os de poulet froid dans l’assiette, quand ils se sont effondrés devant la télévision du soir qui les transporte plus loin que la réalité des plates-bandes ou des gradins vides, après s’être partagé presque toute une tablette de chocolat, ils se couchent ; l’un m’attend un peu ; puis ils ronflent tous, d’une chambre à l’autre, dans un concert viril. Moi, je m’active. A l’ordinateur, je sors de l’écran de jeu que le plus jeune a abandonné pour le dîner. Et je navigue, en silence. Ils ne savent pas comment, chaque nuit, je me branche, je surfe, je pirate, comment je joue en bourse, habile, retorse. Je trie, je stocke tout dans le dématérialisé. Aujourd’hui, je détiens la majorité des actions de « ma » porcelaine, depuis le kaolin jusqu’à la peinture des motifs décoratifs, en passant par la production des fours, les compagnies de transports et les magasins de vente. Aujourd’hui, je vends tout, je brade, je liquide. Ma valise est prête, cachée sous le meuble de télévision. Je glisse mon enregistrement dans le vieux magnétoscope et j’immobilise l’image sur l’instant des quelques mots que j’ai prononcés. Ils comprendront que je les aime, puisque je partage une partie de ma fortune avec eux. Puisque j’assume ce que j’ai fait d’eux et ce qu’ils n’ont pas fait de moi. Mais, ce soir, après la satisfaction des besoins physiologiques, après la certitude d’être en sécurité, après la chaleur d’appartenir à une famille, à une classe sociale, à une corporation docile de travailleuses utiles, après la plénitude de l’estime de soi, oui, seule avec mes rêves à réaliser, seule, la chevelure libre, sans casque, sans contrainte, premier essai dans ma réalité nouvelle, premier essai d’accomplissement, je suis la choisisseuse1 de ma vie.
Christian Bergzoll, Lempdes, Puy-de-Dôme
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11.06.2015 | | Le salon | Le concours de nouvelles | Les petits déjeuners littéraires | L'actualité | |