Vers la page d'accueil

APPAMÉENNES DU LIVRE

Vers le salon du livreLe salon

Vers le concours d'orthographe Le concours d'orthographe

Vers les cafés littérairesLes cafés littéraires

Vers la présentation de l'associationL'association

Vers la présentation de l'associationL'actualité

Pour envoyer un message à l'association Contact

  Le dernier carré de verdure

Quatrième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2014

– AH ! QUELLE HISTOIRE tu fais, Papi !
— C'est toi qui fais toute une histoire, mon petit ! Je ne t'ai rien demandé, moi.
— C'est juste un bout de terre ridicule et une vieille bicoque. Pourquoi tu y tiens tant que ça ?

— Pourquoi j'y tiens tant ? C'est moi qui devrais te demander pourquoi ce terrain et cette maison n'ont aucune valeur pour toi. Ton propre père y a grandi.

— D'ailleurs, il aime tellement cette baraque qu'il n'y a jamais remis les pieds !

— Ton père est un con, mon garçon !

— Ça doit être génétique !

— Quoi ?

— Non, rien, je disais qu'il était trop hermétique.

— Et toi, tu as passé tellement de temps dans ce jardin quand tu étais petit.

— C'est du passé. Tu ne peux pas tout le temps te référer au passé et à « c'était mieux avant ».

— Pourtant, c'est vrai dans bien des cas ! Ah ! c'est vrai que la guerre, les colonies, l'ORTF, tout ça...

— J'ai dit « dans bien des cas », pas tout le temps. Et pour ce qui est de la guerre, tu parlerais peut-être allemand si certains ne s'étaient pas battus pour ce pays !

— Je parle allemand, Papi. Et anglais et espagnol. C'est la mondialisation. Je sais que tu es un ancien militaire, d'ailleurs, j'espère que tu t'es débarrassé de l'arsenal que tu avais gardé, mais tu ne crois pas qu'on est mieux en paix ? Tu ne crois pas que c'est un sacré progrès, l'Europe ?

— Ah si ! Un sacré progrès ! C'est vrai que les gens sont vachement heureux, aujourd'hui, depuis qu'ils payent leurs factures en euro. Et dix fois plus cher !

— C'est sûr que les tickets de rationnement, c'était quand même autre chose !

— Ecoute, mon petit, je ne dis pas que tout est à jeter, mais il n'y a pas que du bon non plus.

— Regarde Internet, le téléphone portable... c'est pas du progrès ça ?

— Ah ça ! Sacré beau progrès que de voir tous ces cons qui parlent tout seuls avec leur oreillette !

— On peut pas discuter avec toi, Papi. C'est un truc de génération, tu peux pas comprendre.

— Je suis trop vieux ?

— J'ai pas dit ça.

— Alors je suis trop con ?

— J'ai pas dit ça non plus.

— Ça t'a pas empêché de me traiter de vieux con quand tu parlais tout seul dans ton oreillette !

— Quoi ? Mais non... je... c'est pas ce que...

— Je suis peut-être un peu bouché, mais avec vos trucs, vous oubliez que les autres existent et vous vous croyez tout seuls !

— Bon, Papi, je dois donner une réponse. Alors, c'est oui ou c'est non ?

 

Points de suspension

 

— Alors ?

— Alors c'est non. Toujours non.

— Ah ! quelle histoire il nous fait votre grand-père. Un bout de terrain et une vieille bicoque !

— C'est ce que je lui ai dit. Mais le vieux ne veut rien entendre. Enfin, façon de parler.

— Vous savez que notre projet immobilier va perdre de la valeur, avec ses conneries ?

— Je sais, je sais.

— Parlez-lui des Morin.

 

Points de suspension

 

— Tu sais que les Morin ont vendu, eux ? ! Et tu sais combien ils ont touché ?

— Je m'en bats la casquette ! Si le pauvre René savait que ses morveux vendraient la baraque à sa mort... Il doit faire des saltos dans sa tombe !

— Il doit surtout s'en foutre, là où il est.

— Ben pas moi ! Même les morts ont le droit à un peu de respect. Merde !

— T'emballe pas, Papi. T'es pas prêt de mourir, toi. Malheureusement.

— Quoi ?

— Je dis : heureusement. Et puis on respectera ta volonté. Quelle qu'elle soit.

— T'auras pas à t'en soucier, je lègue la baraque et le terrain à la paroisse.

— Quoi ? !

 

Points de suspension

 

— Quoi ? !

— C'est ce qu'il a dit.

— Oh putain ! Je connais le curé, c'est lui qui m'a marié. Il est encore plus chiant que votre vieux ! Il faut absolument le faire vendre avant qu'il crève. Bah, quand il va voir ce qui pousse sur le terrain des Morin... Vous lui avez dit pour les Belkhir ?

— Tu vois ? Tu vois ça ?

J'ai pas le choix, on voit que ça ! Pauvre René, s'il savait...

— Eh ben sache que les Belkhir aussi ont vendu. Donc l'immeuble que tu vois pousser sur le terrain des Morin, eh ben il va bientôt pousser aussi de l'autre côté, sur le terrain des Belkhir.

— Graines de merde !

— Quoi ?

— Je dis que c'est des graines de merde qui font pousser des trucs pareils. C'est drôle, non ?

— Ça doit être de l'humour de ta génération.

— Ah oui, c'est vrai. C'est un truc de génération, aussi, de rien respecter ? Tu comprends pas que tout ça, ça a de la valeur pour moi ? Cette baraque, je l'ai construite de mes mains.

— Ça se voit !

— Quoi ?

— Je dis : bel ouvrage !

Tu serais pas en train d'essayer de me prendre pour plus con que je suis ?

— Ça va être dur.

— Hein ?

— Je dis que tu es trop dur. Avec moi.

— Bref. Ce que j'essaye de t'expliquer, c'est que tout ça, ça a une valeur sentimentale.

— Et moi, tu crois que j'ai pas de sentiment, c'est ça ?

— Je sais pas. Faudrait demander à tes trois premières femmes !

— Oh ! ça va, hein ? ! Tu crois vraiment que si Mamie avait eu le droit de divorcer, à l'époque, elle serait restée avec toi ?

— Oui, je crois.

— C'est normal que les sentiments s'usent et que les gens finissent par se séparer. Vous, vos femmes elles étaient obligées de rester. Mais elles étaient pas plus heureuses pour autant !

— Et vous, vous en changez plus souvent que de slips. Vous zappez tout le temps ! Vous changez de femmes, de voitures, de téléphones... Bientôt, vous changerez peut-être même de gosses !

— En tout cas, moi, quand ma maison tombe en ruine, je la change !

— Eh ben pas moi ! Et c'est bien ça qui t'emmerde !

 

Points de suspension

 

— II nous emmerde, ce vieux chnoque ! Vous allez perdre votre commission, vous savez ? ! Laissez-moi une dernière chance.

 

Points de suspension

 

— C'est bon, j'abandonne.

— C'est pas trop tôt.

— Hein ?

Je disais : c'est beau. De reconnaître ses erreurs, à ton âge... Je veux dire...

— T'enfonce pas. Juste une question : tu vas en faire quoi, de mon terrain ?

— Ben, moi, rien. Je fais pas ça pour moi. Le promoteur immobilier va construire un immeuble, je pense. Et toi, avec l'argent, tu pourras t'acheter un petit pied-à-terre sympa.

— Je vends à une condition : qu'ils construisent un parc. C'est le dernier carré de verdure du coin, et je voudrais pas qu'il n'y ait plus d'espace vert.

— Dans tes rêves, vieux con.

— Tu dis ?

— Je dis : ça c'est bon, c'est une bonne idée. Je vais en parler au promoteur.

— Pff, tu parles ! Tu vaux pas mieux que ton père ! Tiens, les voilà, tes papiers signés.

 

Points de suspension

 

Le petit-fils a demandé une faveur un peu spéciale à son ami promoteur : il veut être celui qui enfoncera le panneau « VENDU » dans ce terrain qui lui a donné tant de fil à retordre. Et qu'il est impatient de voir crouler sous une masse de béton ! Le voilà debout sur un petit monticule de terre, au centre de ce carré de verdure maudit. Il regarde fièrement autour de lui, pense à son compte en banque qui vient de gonfler d'un seul coup. La cravate balancée sur l'épaule, il pose solennellement le pied de la pancarte au centre du monticule et l'enfonce d'un coup de maillet rageur. Et explosif !

 

Points de suspension

 

Dépêche AFP 15-02-2013 15 h 40

Une forte explosion a eu lieu en plein centre-ville aux alentours de 15 h 20, occasionnant la mort de l'agent immobilier qui visitait un terrain abandonné sous lequel se trouvait enterré, semble-t-il, un véritable arsenal de guerre datant de la guerre d'Algérie. Seul un bras, que l'on suppose appartenir au promoteur, a été retrouvé, tenant fermement une pancarte « VENDU ». Côté matériel, les vitres des deux immeubles en construction jouxtant le terrain ont été soufflées. Les fondations des immeubles semblent avoir été suffisamment touchées pour mettre un terme à l'avenir du projet immobilier.

 

Jean-Christophe Perriau, Athis-Mons, Essonne

02.06.2014 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |