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APPAMÉENNES DU LIVRE

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  La Petite

Troisième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2017

 

C’EST L'HISTOIRE D'UNE NOTE : un do trois fois répété. C’est aussi l’histoire d’une petit fille et d’une boîte à musique. Et c’est la guerre.

Pour la Petite, l’obscurité ne descend pas sur la ville, elle surgit chaque soir du ravin, s’élève des eaux sombres, des pierres tombées dans le lit de la rivière, monte à la rencontre d’un ciel de cendres et, sous ce ciel, on étouffe malgré la proximité des jardins et la brise du soir. Elle regarde, de l’autre côté du ravin aujourd’hui infranchissable, l’école de musique avec ses coursives comme des portées pour accrocher les notes : do do do ré mi fa sol… L’immeuble est sans vitres, défiguré par les tirs de mortier. Des maisons aux toits rouges accrochées à la pente on ne devine plus que des fragments de tuiles retenus par des arbrisseaux dans l’abrupt de la falaise. Du pont, il ne reste que le départ d’une arche.

Ceux qui sont restés se taisent de peur qu’un bruit, un mot, une note de musique, un rire n’attire une balle. On dit que le simple bout rougeoyant d’une cigarette peut déclencher un tir. Alors, ils vivent muets, enfermés. La grand-mère, aux yeux étoilés de rouge de tant pleurer, mains enfouies dans la poche de son tablier, se terre dans la cuisine, sans jamais s’approcher de la fenêtre qui donne sur le vide et la ville. Elle attend le retour de sa fille, la mère de la Petite, partie se battre, avalée par les combats…

Lorsqu’on n’a entendu aucun coup de feu depuis plusieurs heures, le grand-père sort pour retrouver quelques amis musiciens, mais jamais ils n’osent faire sonner leurs instruments.

La Petite s’ennuie : plus d’école, plus d’amies.

— Elle revient quand, maman ?

La maison est vide, sans murmures, sans jeux. Elle n’a plus comme jouets qu’une boîte à musique ramenée de France par sa maman, à la fin d’une série de concerts. Elle a appris la comptine : sur le pont d’Avignon, on y danse, on y danse, sur le pont d’Avignon on y danse tout en rond… Do do do ré ré ré mi fa sol… Et puis aussi, une matriochka, poupée de bois multicolore. C’est une poupée gigogne : la plus grosse en renferme une petite qui, à son tour, en cache une minuscule. Elle voudrait bien que ce soit comme ça dans la vie-pour-de-vrai : elle toute petite protégée par maman, ensuite par grand-mère. Mais ça n’est pas comme ça, alors elle range la minuscule poupée, toute seule, à l’intérieur de la grande, la secoue de rage, pose la moyenne loin sur une étagère. Abandonnée, punie. Souvent, elle crie la nuit.

Tous les soirs, la Petite s’approche de la fenêtre, regarde les ruines de l’école de musique de l’autre côté du ravin, guette le passage des choucas au-dessus du vide et c’est juste avant l’heure de la soupe. Elle se souvient de la vie d’avant, au temps du pont : elle traversait tous les jours main dans la main avec maman, chacune tenant un violon : un petit, un grand. – Elle revient quand, maman ?

Dans la nuit, quelques petites lumières clignotent furtivement à l’intérieur de l’école de musique. La Petite écarquille les yeux. Derrière elle, dans l’obscurité, l’odeur de la soupe et la main du grand-père sur son épaule :

— Recule un peu…

— C’est quoi.grand-père ?

— Je ne sais pas, va dans la cuisine rejoindre ta grand-mère.

Les volets sont fermés, on étouffe. Seule, l’ampoule du plafond éclaire faiblement sa grand-mère, assise, mains posées sur les genoux, muette.

— Grand-père, je veux voir.

— Non, c’est trop dangereux.

Cette nuit-là et la journée suivante il n’y eut aucune explosion, aucun tir. Et sans ces menaces, ils se sont sentis encore plus seuls, tout à fait abandonnés, comme rayés de la carte du monde.

Ça sentait déjà la soupe quand grand-père s’est installé dans l’encoignure de la fenêtre. Reste en retrait,. Petite, lui dit-il. Une première lueur clignote, puis une seconde, progressant de gauche à droite sur la façade du bâtiment, en face d’eux. Les lumières se succèdent au long des coursives, sautent d’un étage à l’autre, montent ou descendent. Lorsque tout s’éteint, son cœur bat très fort. Derrière elle, le vieil homme respire bruyamment.

— Grand-père, grand-père, c’est quoi ?

— Je ne sais pas…

De nouveau la nuit a été calme.

Grand-père est allé aux jardins tout l’après midi. Dans la cuisine avec des vieilles femmes, grand-mère parle à voix basse des lumières la nuit, de l’autre côté du ravin. Pour ne pas les entendre, la Petite tourne la manivelle de sa boîte à musique de plus en plus vite do do dooooooo, le mécanisme s’enraye, alors elle se bouche les oreilles et se balance d’avant en arrière, assise sur son lit. Quand le grand-père rentre, elle lui prend la main. Dis grand-père, on pourra regarder ce soir, dis, on pourra regarder ?

— On verra Petite…

L’obscurité monte du ravin pour envelopper la ville. La Petite ne quitte pas des yeux l’école de musique. Grand-père discute dans la cuisine avec grand-mère. Elle a tué une poule, l’a plumée, mise à bouillir avec des herbes et ça sent bon, terriblement bon, cette odeur d’autrefois, comme au temps de maman.

Il fait sombre quand une première lumière s’allume.

— Grand-père, vite, vite, ça recommence. Elle est blottie contre lui quand l’immeuble se met à puiser en lumière.

— On dirait que les lumières qui s’allument, les unes à la suite des autres jusqu’au bas de l’école, répètent toujours la même séquence, dit le grand-père. Qu’est ce que ça veut dire ? Son index bat la mesure s’accordant à la pulsation des lumières.

— Grand-père, grand-père, on dirait que l’immeuble va s’envoler, tellement il clignote.

— Regarde Petite ! Regarde, tu vas comprendre : la façade de l’école est une partition de musique. Chaque coursive est une portée et chaque lumière qui s’allume une note. C’est une page de musique qui s’écrit devant nous : do do do ré ré ré mi fa sol… Ecoute les lumières ! Grand-père bat la mesure au rythme des lumières et fredonne : sur le pont d’Avignon, on y danse, on y danse…

La petite ouvre des yeux immenses.

— Petite, les notes qui clignotent sur la façade sont un message de ta mère. Elle nous dit qu’elle est de retour, là dans l’école de musique, et je crois qu’ils sont nombreux avec elle pour faire clignoter toutes ces lumières. Elle est là, en face de nous, vivante. Ta maman.

Sortant de la cuisine, la grand-mère essuie ses mains au tablier, ouvre une malle, en sort un violon, le tend sans un mot à la Petite.

— Jelena, dit le grand-père, un jour le pont sera reconstruit, nous y danserons et nous irons de nouveau à l’école de musique.

 

Anne Simonet, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Drôme

 

14.06.2017 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |