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Troisième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2016

JAMAIS JE N'AURAIS IMAGINÉ que ce serait si difficile. Pourtant, quand on y pense c’est une situation qui peut paraître banale : beaucoup de gens se marient, ont des enfants, sont heureux. Les hommes ont bien dû faire la demande en mariage. Mon père aussi, d’ailleurs, même si, quand je le vois ivre, le soir, hurlant sur ma mère recroquevillée sur son ouvrage, cela me semble peu probable… Ces autres hommes, ont-ils eu peur, comme moi aujourd’hui, lorsqu’est venu le moment, lorsqu’ils ont su, comme moi je sais, que c’était la bonne ? Ont-ils peiné comme je peine, pour écrire une lettre ? Cela semble si simple, vu de l’extérieur…

Je n’y parviens pas.

La plume tremble dans mes mains. Il faut que je cesse de la triturer : à force de la manipuler ainsi, exutoire à ma nervosité, elle finira par casser. Je la trempe délicatement dans l’encrier, à ma droite. La ramène vers la feuille, posée à plat sur le bureau, devant moi. Et interromps mon geste, au moment où la pointe allait enfin entrer en contact avec le papier. Une fois de plus. Excitée par le tremblement de mes mains, une larme d’encre finit par s’écraser sur la feuille, éclaboussant alentour, créant sur le papier vierge l’image d’un gouffre sombre aux parois déchiquetées. J’observe la tache bombée et luisante s’aplanir et devenir plus mate, tandis que la feuille boit doucement le liquide et s’en imprègne. Puis avec un soupir, une fois encore, je repose la plume, retire la feuille souillée de la pile posée devant moi, la froisse et la jette en direction du sol, sur le tas grossissant de ces autres preuves de mon angoisse.

Je n’arriverai jamais au bout, ce n’est pas possible !

Résolument, je me tourne vers une nouvelle feuille immaculée, et trempe de nouveau la plume dans l’encre. Avant de trop hésiter, d’une écriture qui me semble malhabile, je reproduis ces mots que j’ai déjà tant de fois écrits, et qui pourtant me semblent tellement magiques et tellement effrayants :

« Le 8 juin 1790.

Ma très chère… ».

Et ensuite ? Qu’ajouter ? De quelle manière commencer ? Comment lui dire ? Comment trouver les mots ? Comment exprimer une chose tellement prenante ? Lesquels seront assez forts, sans l’effrayer, pourtant ? Je réfléchis. Je ne sais même plus comment m’adresser à elle… Moi, les mots, ce n’est pas mon fort. Les émotions, les sentiments oui. Ils m’habitent, puissants, depuis toujours. Mais je les garde pour moi, un feu qui couve, ne demandant pourtant qu’à s’embraser. Et c’est d’ailleurs le cas : je me suis enflammé, consumé, même, et ne veux cependant pas éteindre cet incendie, à aucun prix. Je veux au contraire qu’il s’étende, se propage. Jusqu’à elle. Et la gagne à son tour. Mais je ne sais pas comment m’y prendre. Mon habitude de tout intérioriser me pénalise. Il n’y a guère que lorsque je joue que j’arrive à communiquer mes ressentis aux autres… Enfin, en quelque sorte.

Là, derrière ma feuille, je suis tellement impuissant… Inconsciemment, je fais lentement tinter le corps de la plume, contre les deux bords de l’encrier. Un rythme très doux. Deux sons alternés qui se répondaient, des deux bords du récipient de verre. Un mi, un ré dièse. Trois fois de suite. Je m’interromps. Il n’y a plus d’encre sur ma plume. Je la laisse un instant en l’air, les quelques notes encore en tête. Et je plonge dans mes souvenirs.

Cet hiver, quand je l’ai vue pour la première fois, emmitouflée dans des fourrures, les joues rougies par le froid, mais les yeux pétillants de malice, derrière ses longs cils bruns. Nos discussions enflammées à propos de lectures que nous avions faites, de voyages que nous voulions faire, et de tant d’autres sujets…

Nos regards complices, par-dessus la table lorsque nos pères respectifs monopolisaient la conversation, parlant encore et toujours d’eux. Les instants de silence douillet, assis autour de la cheminée, dans les fauteuils de velours pourpre.

Son regard bienveillant, quand Père me faisait travailler mes gammes, encore et encore, jamais satisfait, jamais heureux… Jamais sobre.

Son départ aussi, à peine une semaine après notre rencontre. Elle et ses parents rentraient chez eux, loin, bien loin… J’ai eu l’impression qu’on m’arrachait le cœur. Cette sensation, ce manque, tout cela était nouveau pour moi. Je suis resté des heures devant mon piano, sans y toucher, les yeux dans le vague, à me souvenir d’elle, à la recréer dans ma tête, sa voix, sa façon de bouger, son regard… Jusqu’à ce que Père me ramène brutalement à la réalité, m’intimant l’ordre de retourner à mes gammes. Alors j’ai continué à penser à elle, mais secrètement.

Quelques mois plus tard, en avril, je l’ai revue. Elle n’avait pas quitté mes pensées. J’ignore si j’avais occupé les siennes, encore aujourd’hui, mais en tous les cas nous avons retrouvé notre complicité immédiatement. Ce furent quelques jours de pur délice, là encore. Et je compris. C’était elle. Ce serait elle. Et personne d’autre.

Je craignais la réaction de Père, alors je n’osai pas en parler. Et je la laissai repartir, une seconde fois. Je souffris en silence, et je pris une résolution : j’épouserai Élise, si elle l’acceptait, quoique Père en dise. Je savais qu’il ne me voulait pas encore marié, qu’il voulait d’abord que j’aie une situation à la cour, une situation de musicien. Qu’il voulait que je subvienne à ses besoins, et à ceux du reste de la famille, ceux qui étaient encore en vie, du moins. Et qu’il était donc inenvisageable que je me mette en ménage.

Il me fallut deux mois pour organiser ma fuite, et la sienne, si elle acceptait. Mais ça y est, cette fois, je suis prêt. Il ne me reste qu’à lui écrire, pour lui dire… lui demander… lui proposer… Et si elle refuse ?

Est-ce que j’y survivrai ? Je ne crois pas, mais si elle refuse, je crois que je ne voudrai plus vivre. Pour quoi faire ?

Je prends à nouveau la plume, et j’essaie d’écrire la suite. Comment dois-je lui présenter les choses ? Tout lui avouer de but en blanc ? Me mettre à nu ? Amener les choses de manière détournée ? Évoquer les moments passés ensemble ? Envisager des moments de bonheur futur ? Parler d’une fuite ? Je ne sais pas… Je ne sais plus…

Je suis au bord de la folie, la plume ne se plie pas à ma volonté, la feuille reste muette, seule une date et un prénom s’y trouvent, solitaires dans une immensité blanche qui me nargue. Les quelques lettres noires s’en détachent avec une cruauté violente. Je tapote de nouveau la plume sur l’encrier. Mi… Ré dièse… Mi…

Mû par je ne sais quelle impulsion, je me lève, essayant de réguler la violence des émotions qui me gagnent, des sentiments qui m’habitent. Je marche, raide, dans la petite pièce, je fais les cent pas, les épaules voûtées, les poings serrés, la gorge bloquée. J’étouffe. Je dois libérer ce flot puissant, mais comment ? Je ne peux pas crier. Père viendrait. Et alors il… Non ! Pourtant je dois faire quelque chose.

J’avise alors le pianoforte, mon vieux compagnon, mon maître, mon tyran. Il luit doucement sous la fenêtre, ombre massive. Il m’appelle silencieusement. Je le rejoins. Je m’assois, je découvre le clavier un peu brutalement, puis, doucement je frôle cet étrange sourire d’une multitude de dents du bout de mes doigts. Sans appuyer. Doucement. Je le caresse. Je crois que je l’implore. Si je ne le peux, lui pourra parler. Lui saura transcrire les émotions.

Je ne sais comment débuter, et je me souviens alors du tintement de la plume sur l’encrier. Je pose délicatement ma droite sur le clavier… Mi… Ré dièse… Mi… Ré dièse… Sans trop savoir comment, le rythme se met en place. D’autres notes viennent s’ajouter, ma main gauche rejoint sa sœur, la partition inconnue semble jaillir de moi, et la musique, lente, dit tout. Elle lui dit ce que les mots n’expriment pas.

Elle lui dit l’amour, elle lui dit le manque, elle lui dit l’absence, elle lui dit l’espoir aussi.

Le rythme change, s’accélère, puis ralentit, comme le flux et le reflux de mes pensées. Mes doigts ont leur volonté propre, ils racontent ma solitude au néant, ma voix s’est tue, celle du piano est infiniment plus belle, plus expressive. Je ne sais combien de temps je joue, mais cela ne doit pas s’arrêter. Je ne veux pas que cela cesse. Alors je continue, jusqu’à ce que cette mélodie fasse partie de chaque fibre de mon être. Je ne vois pas la lumière qui décroît, je joue. Je n’entends pas la vie des autres occupants de la maison, je joue. Je ne ressens pas la fraîcheur du soir envahir la pièce, je joue. Et en jouant, je lui dis tout, à l’absente qui est tout.

Au bout d’une durée indéfinissable, je sens que je dois lui écrire. A ma manière. Je retourne chercher ma plume, mon encrier sur le bureau. Mais je ne prends pas la feuille blanche, la lettre mort-née. Je prends une partition encore vierge, et je me rassois au piano. Et je retranscris la mélodie, d’un seul trait, sans hésiter, sans réfléchir : elle est profondément inscrite en moi, et sort avec une grande facilité.

Une fois ceci achevé, je m’arrête, et je regarde la feuille. Comprendra-t-elle ? Je l’ignore. Mais je ne peux le lui dire autrement.

Voilà, je n’avais pas pu le mettre en mots, mais je l’avais couché sur la partition. Pour une ultime fois, je pris la plume, et écrivis le titre en haut, de ma plus belle écriture : « Lettre à Élise ».

Puis à côté, je signai.

« Ludwig Van Beethoven ».

 

Clémentine Sperry, Amillis, Seine-et-Marne

 

07.06.2016 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |