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Plaquages
à retardement
Troisième prix du concours de nouvelles des Appaméennes
du livre 2015
POUR UN PREMIER
ESSAI, il aurait pu être
prometteur, voire être bonifié comme disent certains passionnés
accoudés à la balustrade chaque dimanche. Il me fallait
juste le transformer. Or, parfois, la transformation ne passe pas. Enfin
si, elle passe, mais loin à côté des perches. Caprices
d’un vent coquin ou, le plus souvent, maladresse du buteur. C’était
bien similaire dans le cas présent. Maladresse… Dès
lors tout passe de travers. A vous rester en travers du gosier.
Eh oui, je crois être passé à côté. Pour
comprendre, petit retour en arrière.
J’appuie sur la touche Replay. Je
le refais, pour moi-même, au ralenti. Car je cherche aussi à
comprendre. Le constat est amer mais, pris dans le feu de l’action,
je crois que c’était imparable. D’aucuns parleraient
d’erreur de débutant. Indéniable, puisque j’effectuais
mes grands débuts dans l’écriture.
Pas évident pour un naufragé comme moi de se dévoiler
et d’étaler de la sorte ses passions. D’offrir cette
part intime qui va nous identifier à jamais aux yeux de tous. Pas
évident, en tout cas, de se réaliser tout en essayant d’oublier
une autre passion. Une passion dévorante et destructrice. Une dépendance
honteuse qu’il faut à tout prix renier, cacher et même
laisser tomber.
Difficile alors, pour une première, de conjuguer ma passion du
verbe.
Tu vises le plus-que-parfait et au bout du compte tu piétines à
l’imparfait. Non, vraiment pas facile de concrétiser ma passion
du mot. Oui, j’étais joueur et je suis resté joueur.
J’ai toujours aimé jouer avec les mots. Mais j’aimais
boire tout autant. Dilemme. Il me fallait faire un choix. Et, là,
le thème proposé tombait pile-poil. Un cadeau, rien que
pour moi, telle une offre de rédemption. Il m’interpellait
et me parlait, alors je me suis lancé. Je me suis lancé
un défi à moi-même. T’arrêtes de boire
et tu écris. Terminées les tournées à n’en
plus finir. Terminé de t’échouer tous les soirs sur
le perron de la maison, après avoir refait pour la énième
fois la route du rhum !
L’alcool non ! Les mots vertigineux oui ! Tu vas arrêter
d’être pilier. Pilier de comptoir veux-je dire, car l’alcool
est comme qui dirait mon talon,… mon talon d’Achille.
Les potes de bistrot et les copains de troisième mi-temps ont eu
le sifflet coupé quand je leur ai annoncé que j’arrêtais
de picoler. Estomaqués qu’ils étaient quand je leur
ai dit que j’avais un projet. Un projet littéraire. Ecrire
une nouvelle. Ils se sont esclaffés, persuadés qu’un
petit verre de trop m’était monté à la tête.
Je crois qu’ils ont réellement et définitivement compris
quand ils ne m’ont plus vu accoudé au zinc. J’étais
ailleurs, la tête dans les nuages.
Un rêve. Concrétiser ce rêve. Coucher enfin noir sur
blanc tout ce qui sommeillait en moi. Tout ce que j’avais vécu
avant de basculer dans la bibine. Hé, concrétiser, c’est
l’anagramme de réécrits con ! Et Dieu sait si
j’ai écrit et réécrit. Je n’ai pas arrêté
pendant plusieurs semaines. Plusieurs mois. Je ne compte même plus.
Peut-être aurais-je dû ?
Un premier jet, comme une première rasade. Mais je n’ai point
levé le coude. J’ai juste fait courir mes doigts sur les
touches, en laissant libre cours à mon imagination. En me laissant
porter par l’idée. En me laissant guider par une sorte de
folie. Une forme d’enivrement tout en restant sobre pour une fois.
Puis relire, effacer. Réécrire. Mauvaise introduction. A
refaire ! Elle ne traduisait pas réellement le fil de ma pensée.
Faut dire qu’au début de l’aventure, devaient bien
encore persister des brouillards opaques et alcoolisés, propres
à troubler quelque peu mon esprit. Un peu le genre de vapeur, en
plein hiver, qui s’échappe, flotte et reste au contact des
corps trempés de sueur dans les rucks ou les mauls. J’avais
les idées confuses, comme après un bon tampon. Les copains
qui me liront savent de quoi je parle : tu cherches à t’exprimer,
mais tu bafouilles. T’as plus la lumière à tous les
étages et tu chantes Flowers of Scotland à faire hérisser
les plumes du coq imprimé sur ton maillot. Stop ! Arrêt
du temps ! Un peu d’eau fraîche sur la nuque. Tu en appelles
à l’éponge magique. Tu te dégourdis les guiboles.
Tu te dégourdis les doigts. Tu clignes des yeux. Tu fais le vide
pour mieux te concentrer. Tu souffles. Tu respires à fond pour
oxygéner ton cerveau. Et, plus motivé que jamais, tu repars
au charbon.
Dans cette dynamique, tu relis de nouveau. Tu fais le point. Changer un
mot. Changer plusieurs mots, pour une remise en « je »
en quelque sorte. Pour coller au plus près. Au plus près
de toi, parce que tu écris avec ton sang. Avec tes tripes. Tu n’hésites
pas à mouiller le maillot. Etre vrai et sincère. Et en vérité,
je l’ai déjà dit, cette volonté n’est
pas si simple à coucher sur le papier.
Il me faut le reconnaître, d’emblée j’ai buté
sur la première ligne. 3.2.1. Top départ, mais pas un mot
n’est venu. Un peu l’angoisse de la page blanche. Je m’y
suis repris plusieurs fois. Puis est apparue la seconde ligne. Point culminant
que je devais absolument franchir pour, comme qui dirait, entrer dans
la partie. Et effectivement, ce n’est qu’à partir de
la troisième ligne que je me suis senti véritablement lancé.
Plus aucune appréhension. Plus rien ne pouvait m’arrêter.
Lancé à fond et au fond sur les touches. Ça prenait
forme.
Dès lors, les mots en gestation tu les emportes sous le bras pour
les sublimer. Tu les couves comme la précieuse Béchigue.
Tu dorlotes la gonfle. Parfois les idées et les mots te viennent
au saut du lit, quand ce n’est pas durant la nuit. Presque, tu en
perds le sommeil. Au p'tit déj'. Au volant. N’importe où
et n’importe quand. Alors tu grattes sur un bout de papier pour
ne pas oublier.
Au deuxième jet, tu retravailles ton axe profond. En prenant le
temps d’une pause parfois. Surtout, ne pas rester trop longtemps
sur la touche. Associer les bons mots, puis les bons temps de conjugaison.
Puis les phrases. Etayer les idées avec adjectifs et compléments
adéquats. S’immerger corps et âme dans les paragraphes
et entrer dans la mêlée. Aller de l’avant. Pour conter,
choisir un côté puis un autre. Côté ouvert,
pour prendre le large et emmener le lecteur dans ton univers. Côté
fermé, celui-là même où, par pudeur, tu caches
tes faiblesses, tes sentiments. Prendre des risques, mais tu sais être
toujours authentique. Tu sais provoquer le sourire ou émouvoir.
Tu devines pouvoir garder l’avantage.
Ensuite tu peaufines. Tu raffûtes les mots qui ne te conviennent
pas. Pas envie de te faire contrer. Tu changes un point, une virgule.
Tu travailles le rythme, la fluidité. Un texte, comme un jeu bien
huilé. Tu soignes tes intervalles. Tu trouves le décalage
pour surprendre.
Oh ! oui, plus j’écrivais, plus ça me bottait !
Longtemps, quand même, je le reconnais, replonger fut tentant. J’aurais
bien accompagné quelques syllabes par quelques toniques lampées.
Sentir le breuvage et les mots me faire frissonner. J’ai retardé
le plus possible, mais un beau jour, l’imparable passage à
vide ! En panne d’inspiration, je me suis remis à boire.
Un moment charnière dans ma création. Boire un peu pour
titiller la muse. Retrouver la verve. Redonner souffle aux envolées.
Demi, après demi, histoire de trouver l’idée. De trouver
l’ouverture. Du demi je suis passé au ballon. Je savais bien
que je franchissais la ligne. Celle que ma femme m’avait fixée.
J’avais conscience de flirter avec le hors-jeu. Elle m’avait
menacé. Menacé d’écrire à ma place si
je n’étais pas sobre. Définitivement sobre. Et menacé
de me quitter. Hop, hop, hop ! J’avais dit que je l’écrirais
cette nouvelle, alors je l’écrirai. Faudrait pas qu’à
la fin ce soit un texte écrit pour un quart « il »
et trois-quarts « elle ». Alors, j’ai jeté
les bouteilles. Je n’ai plus bu que de l’eau. Rien que de
l’eau, mais bu aussi les mots par centaines. Par milliers, jusqu’à
plus soif. Je me suis saoulé de vocabulaire…
En l’adaptant, et parce que l’alcool n’a pas altéré
ni effacé toutes mes connaissances, j’ai fait mienne la pensée
de Balint, le psychiatre hongrois qui affirmait « le meilleur
médicament pour le patient est d’abord son médecin ».
Pour moi, le verbe était devenu mon thérapeute. Le souci
c’est que j’ai abusé. Balint avait bien souligné
qu’en l’état « aucune posologie n’est
décrite ». J’aurais dû m’en rappeler
et faire gaffe ! En définitive, j’ai cru rebondir mais
le rebond est resté capricieux…
Puis est venu l’instant crucial de conclure ma nouvelle pour la
rendre. Bon dieu, j’y ai encore passé du temps. Tellement
de temps. Des heures, des jours, des nuits. Je n’ai pas vu le temps
passer. Je n’ai pas vu ma femme s’éloigner. Ou bien
était-ce moi qui m’éloignais ?
En fait, avec le recul aujourd’hui, je me dis que j’aurais
pu ne pas quitter le vice de la boisson pour me jeter à fond dans
celui de l’écriture. J’aurais pu rédiger et
composer à mi-temps, pour préserver mon couple. Mais écrire
m’était devenu vital. Je m’échappais le long
de la ligne. Le long et au fil des lignes. J’entrevoyais le but.
Un point-virgule, trois petits points, comme une succession de crochets.
Un ultime cadrage-débordement pour planter mon essai en terre promise.
Au final, je me dis que je me suis laissé déborder et me
suis planté. Bien planté. Le nez dans la boue. Pas même
dans un fin et doux gazon. Ma femme attendait un dîner aux chandelles.
Des douceurs sur canapé. Une troisième mi-temps de feu.
Mais moi, têtu, aveugle, je m’acharnais sur mon texte. Je
franchissais les lignes davantage. Je mettais le paquet. J’étais
dans mon match. J’avais tant à prouver aux autres. Tant à
me prouver. Alors, la fin je ne l’ai pas vu venir. Je n’ai
pas protégé mes arrières et j’ai pris la marée.
Pourtant, les arrières je connais. J’aurais pu me servir
de mon expérience. A l’époque où je pratiquais
le rugby, j’occupais justement ce poste au maillot floqué
du 15. Le poste qui permet de tout voir des plans de l’adversaire.
Ouais, tout voir pour anticiper sur certaines actions. Sauf qu’un
triste jour, où nous affrontions l’équipe voisine
dans un derby des plus chauds, j’ai été mis out. Une
commotion cérébrale de trop à la réception
d’un ballon haut. Au lieu d’un arrêt de volée,
ce fut un arrêt tout court. Un arrêt qui m’a volé
ma passion rugbystique. Alors je me suis mis à jouer de la bouteille
à défaut de jouer au ballon. On m’invitait bien au
repas d’après match pour mettre l’ambiance. Boute-en-train
de l’équipe. Mais les saveurs des bons mots et du sel n’étaient
plus les mêmes. Je buvais et j’abusais. Je me perdais. Tout
juste si j’avais entendu, déjà, l’ultimatum
lancé par mon épouse.
Et puis, il y a eu ce concours, avec ce sujet qui me permettait de renouer
à ma façon avec le rugby. De concilier deux passions. Celle
du mot et celle de l’ovalie. Mais pour cela fallait abandonner ailleurs.
Fallait évacuer la pression. Surtout la bière pression.
Et tout le toutim alcoolisé. Le petit blanc matinal, les apéros,
les digestifs et j’en passe. Alors j’ai essayé. A la
volonté j’ai rompu avec mes démons. Ce fut comme une
renaissance.
Envoûté par l’écriture, j’ai prolongé
ma rencontre avec elle. Des heures devant l’écran. Mes doigts
étaient devenus plus intimes avec le clavier qu’avec le dos
ou la nuque de mon épouse. Puis, trop perfectionniste, je me suis
mis à douter du résultat. Insatisfait, j’ai retardé
le moment de rendre cette putain de nouvelle. J’étais même
prêt à l’envoyer à la poubelle, à la
déchirer. Dans un sursaut d’orgueil, je me suis dit que je
ne pouvais pas l’avoir écrite pour rien. S’il fallait
déchirer quelque chose c’était uniquement le rideau
défensif adverse comme au bon vieux temps.
Mon texte, j’allais l’envoyer.
J’avais réussi à construire une histoire. Tout du
moins en avais-je l’impression. Mais voilà, a posteriori
je crois que ce ne fut pas la bonne…
Je me préparais à m’envoler entre les pagelles, à
toucher le planchot. Tutoyer la victoire… Enfin ! Tout juste
l’effleurer. Puis, à mon grand dam, la voir m’échapper
car, en vérité à la sortie, carton rouge ! Ma
femme m’a plaqué. Un plaquage brutal, façon cathédrale.
Je me suis retrouvé cul par-dessus tête et la tête
au fond du seau. Plaqué… Plaqué à jamais. Cela
s’est même mis à résonner comme une exclusion
définitive. C’était… C’était comme
si tout recommençait. Retour à la case départ. J’ai
pleuré, comme le jour où ma carrière de joueur de
rugby s’est arrêtée net. Abasourdi. Désemparé.
Longtemps, j’ai erré comme une âme en peine dans les
stades, dans les tribunes et les vestiaires. Aujourd’hui, ne me
restent que les mots. Des petits, des grands, des gros. Des doux, des
pastels, des hauts en couleur. Des mots comme le prolongement littéraire
de tout mon être. Dorénavant, je hante les concours de nouvelles
de la région. Depuis, je ne bois plus la moindre goutte d’alcool.
Il me faut garder l’esprit clair pour proposer de jolis récits
afin de séduire les membres des jurys. Surtout garder l’esprit
clair si je veux séduire et reconquérir celle qui m’a
supporté au propre comme au figuré pendant toutes ces années.
Et pour boucler la boucle, comme on dit, je me suis fait plaquer deux
lignes sur l’avant-bras en guise de tatouage pour me souvenir…
« Un essai en mémoire
En mes mots un espoir »
Emmanuel Broc, L’Isle-Jourdain,
Gers
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