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Maudit
sois-tu qui déranges les purs
Troisième prix du concours de nouvelles des Appaméennes
du livre 2014
« AH !
QUELLE HISTOIRE...» Max tournait et retournait la pièce de
monnaie oxydée dans sa main, une pièce fort ancienne, probablement
datant de l'époque antique, romaine ou celte... Difficile de se
faire une idée, tant le personnage était peu reconnaissable
sur le métal patiné par le temps. Les résidus de
terre qui la recouvraient la rendaient douce au toucher, à moins
que ce ne fût la nature du métal, du bronze peut-être...
Max se mit en tête de creuser davantage le
trou qu'il avait commencé pour préparer l'assise de son
futur puits. Et c'est alors qu'une, puis deux, trois, quatre autres pièces
émergèrent de la terre, cocon dans laquelle elles dormaient
depuis tant d'années.
Tout à son ouvrage, le cœur battant,
excité par sa découverte inattendue, Max en avait oublié
l'objet initial de ses travaux et commença à décaisser
le sol autour de lui, sans respecter l'aire initiale du puits.
La chasse au trésor captive l'imagination
enfantine. Qui n'a jamais rêvé de découvrir au fond
de son jardin un immense coffre de bois à charnières de
cuir moisies, rempli de pièces d'or qui luisent sous la lune de
leur éclat magique ?
La caverne d'Ali Baba devenue réalité
tactile, l'or des Wisigoths localisé, celui, mythique, des Cathares,
recherché depuis des siècles, de Montségur à
Carcassonne, de Rennes-les-Bains à Saissac, de...
La machine fantasmatique était lancée,
de ces quelques pièces vieillies surgissait tout le passé
du Midi, ses multiples invasions, ses croisements culturels innombrables,
la Celtitude cohabitant avec la Romanitude, La Wisigothique triomphante,
puis défaite pour laisser la place aux Sarrasins chassant l'infidèle
et le mécréant, eux-mêmes combattus par les Francs !
La culture Occitane, tolérante et cultivée, mise à
genoux par la répression impitoyable de la Croisade, l'occupation
« Nordiste », les rois assimilateurs façonnant
ce qui deviendra la France, à coup d'épées, de pendaisons,
de tueries et de bûchers purificateurs!
Max en inventait des mots, il refaisait l'Histoire,
la malaxait, les multiples références se bousculaient dans
sa tête, les bataillons des Croisés venaient percuter les
rois Wisigoths tandis que les Sarrasins bousculaient les Celtes dans un
improbable mélange des époques, propre à faire dresser
les cheveux sur la tête de tout historien qui se respecte...
Et ces trésors, nerfs de la guerre, témoins
de la puissance d'une civilisation, fil rouge d'un riche passé...
Et à chaque fois, pour échapper au
vainqueur triomphant, le transfert en catastrophe, dans la nuit sans lune,
à dos d'âne, les sacs déformés par le poids
du métal rare, ou dans les chariots à bœufs, les coffres
remplis de ces objets d'art, de ces pièces, de cette vaisselle
précieuse que l'on voulait soustraire à l'ennemi pilleur
et impie...
Tentative improbable de préserver l'identité
des vaincus, réflexe de survie, sauvetage culturel, échappatoire
ultime, fuite vers un ailleurs, d'autres terres plus hospitalières
où la vie pourrait reprendre son cours, à l'abri des tueries,
des viols et des pillages...
Telles étaient ces hordes défaites
fuyant dans la nuit lunaire, à marche forcée, fouettant
les bœufs dans les ravines des chemins boueux, pour gagner à
la pointe du jour le couvert d'une forêt protectrice avant de poursuivre,
la nuit d'après, toujours plus loin, toujours plus vite, vers cet
ailleurs, terre promise, terre salvatrice, où le sol cesserait
de brûler, l'air ne sentirait plus l'odeur des cadavres putrides,
l'eau fraîche serait abondante et le vin gouleyant et savoureux
ravirait à nouveau les gosiers desséchés par cette
longue fuite.
C'était un film accéléré
qui défilait dans la tête de Max, tandis qu'il farfouillait
fébrilement dans son trou humide aux senteurs automnales.
« Ah, quelle Histoire », se
répétait il en boucle, la grande, la vraie, celle qui nous
prend à la gorge et nous rapproche de nos racines, qui nous plonge
dans la nuit des temps, en un vertigineux retour en arrière !
Mais sa fouille empressée ne donnait plus
rien tant il remuait la terre avec impatience. Se calmant soudain, il
entreprit de changer de méthode et se mit alors à poursuivre
sa tâche avec une précision d'archéologue afin de
ne pas risquer d'enfouir des pièces qui de toute évidence
n'étaient pas issues d'un quelconque contenant en bon état.
Au bout de plusieurs heures de ce travail méticuleux,
c'est plus d'une centaine de pièces ternies qui avaient été
arrachées à leur sol ancestral, pour rejoindre une petite
caisse en bois destinée autrefois à abriter des bouteilles
de vin du meilleur cru...
La nuit se faisant proche, et les pièces découvertes
rares, Max décida de remettre la suite de sa tâche au lendemain.
Il entreposa sa caisse en bois et son précieux butin dans le garage
de sa maison, puis alla directement se coucher, tant l'excitation de la
découverte l'avait épuisé.
Le logis était calme, la sérénité
avait élu domicile dans cette grande maison vide... Dehors la pleine
lune jetait une lueur blafarde sur la fouille laissée en plan au
beau milieu du jardin. Seul le passage de quelques animaux, sans doute
un hérisson pressé de rejoindre son nid douillet fait de
branchages, traversait l'air de légers craquements que l'air calme
amplifiait.
Dans le garage, la caisse en bois grossier trônait,
majestueuse, écrin malhabile et improvisé d'un mystère
non élucidé, objet insolite et imposant au milieu d'un fatras
ordinaire.
Soudain, le jardin cessa brusquement de bruisser,
le silence envahit l'espace, comme attentif à l'étrangeté
de l'instant improbable qui se présentait alors.
La caisse en bois laissa passer une étrange
lueur à travers son assemblage de bois rustique.
On eut cru un instant qu'elle était éclairée
par une lampe rouge que l'on aurait omis d'éteindre avant de refermer
son couvercle mal ajusté...
La lueur se fit alors si vive que la caisse sembla
prendre feu intérieurement.
Mais tout aussi brusquement qu'elle était
devenue rougeoyante, elle redevint sombre et terne et le garage retourna
à sa pénombre habituelle.
Dehors, le jardin recouvra la vie, et les bruits
nocturnes, un temps suspendus, tout à l'écoute de cet étrange
phénomène, reprirent à nouveau.

Dans sa chambre, Max s'était réveillé
sans raison apparente.
Depuis, il ne trouvait pas le sommeil et avait une
étrange sensation de fatigue... Bientôt un picotement envahit
sa main droite. Ce dernier vira à une impression de chaleur, qui
ne fit qu'aller crescendo, jusqu'à la sensation de brûlure.
Mais une brûlure singulière, impalpable,
invisible, interne et envahissante qui semblait gagner peu à peu
l'ensemble de son corps.
Max dut faire avec cette douleur lancinante qui l'empêcha
de trouver le sommeil jusqu'au petit matin. Rien ne le soulageait, ni
les crèmes apaisantes, ni les lavages à l'eau froide, son
mal paraissait profond et lointain, comme si un feu intérieur le
consumait avec lenteur...
Le médecin, consulté dès le
lendemain, ne put qu'écouter Max et lui prescrire quelques anti
douleurs, ne constatant aucun signe apparent de maladie cutanée
ou de tendinite.
Mais rien n'y faisait ; la douleur insidieuse poursuivait
sa progression, devenant peu à peu insupportable.
Max décida alors de consulter l'un de ces
rebouteux qui « enlèvent le feu », avec une
efficacité qui fait leur réputation à des kilomètres
à la ronde... Sans doute le soulagerait-il immédiatement
de ce mal chronique et inconnu qui le rongeait...

L'homme le scrutait d'un regard si étrange
que Max en oublia quelques instants sa douleur. Il fut surpris puis effrayé
par ce regard insistant et profond qui le dévisageait.
L'homme venait de finir ses manipulations et prières
et sa douleur ne l'avait toujours pas quitté.
L'homme le fixa à nouveau d'un regard vide
et irréel et lui dit sobrement : « Je ne peux rien,
je ne sens rien, je vais partir, pardon, mais il le faut. »
Sans même lui laisser le temps de répondre,
l'homme se leva brusquement et quitta de manière précipitée
et sans autre forme de procès la maison de Max.

Max venait de subir une nouvelle nuit sans sommeil,
il était éprouvé et l'aurore venue, la peur l'avait
envahi. Une peur insidieuse, profonde, viscérale, sans qu'il puisse
en identifier clairement la cause réelle, une peur sans objet,
sans support, irrationnelle... Elle n'en était que plus dure à
supporter, mêlée d'angoisse et bientôt muée
en terreur.
Il se leva, fit une toilette de chat et décida
de se rendre chez le guérisseur, tant son attitude étrange
de la veille ne pouvait rester sans explication. De toute évidence,
il sentait bien que seul cet homme pouvait apporter une réponse
à ce mal lancinant et intérieur qui le rongeait...
« Je ne peux rien pour vous, partez ! »
lui répondit sèchement l'homme à travers la porte.
Ce n'est qu'après de longues minutes de négociations
que le guérisseur accepta, en échange de la promesse de
ne plus revenir, de lui donner un embryon d'explication : « Vous
avez troublé la paix des âmes, enfreint des règles
ancestrales non écrites, et la malédiction de la croix jaune
s'est abattue sur vous, celle née du dernier bûcher de Villerouge-Termenès... »
II poursuivit sur le même ton : « Rendez à
la terre matricielle ce qui lui revient, votre âme est pure, je
le sais, et tout rentrera bien vite dans l'ordre si vous respectez les
dernières volontés des Bonhommes... Et maintenant partez,
je vous en ai trop dit »
Max était interloqué par les paroles
de celui qu'il considérait à présent comme un vieux
fou !
Mais les mots mystérieux de l'homme l'avaient
intrigué à tel point qu'il entreprit de trouver sur Internet
les clés lui permettant de démêler cette énigme...
Il ne tarda pas à apprendre que la « croix
jaune » était un symbole de trahison que les hérétiques
se devaient de porter en signe de pénitence, pour avoir refusé
de suivre les prescriptions de la « vraie Foi ».
Et le « dernier bûcher » était celui
de Guilhem Bélibaste, l'ultime Cathare supplicié par le
feu en 1322.
L'esprit de Max se mit à fonctionner à
toute allure afin de rassembler les pièces du puzzle. Le bûcher,
les hérétiques, les lois enfreintes, la malédiction,
et ce mal, ce mal lancinant, continu, impalpable et puissant, cette brûlure
interne, ce feu intérieur qui le consumait, sans trace apparente
sur la peau, sans fièvre, et l'avertissement solennel de l'homme
qui « enlève le feu... » Rendre à
la terre matricielle ce qui lui revient, le lien était évident,
ces pièces, les pièces arrachées au sol étaient
la clé... C'était fou, insensé, délirant,
mais si conforme à cette terreur intérieure qui le taraudait
depuis deux jours.
Il fallait essayer le conseil du vieux fou, et refaire
le chemin inverse, remettre en terre ce trésor exhumé de
la nuit des temps.
Max ouvrit la caisse rustique, le cœur battant,
et ce qu'il vit à l'intérieur le fit frémir. Les
parois intérieures de la caisse avaient entièrement noirci,
et une odeur âcre de brûlé en surgissait, mais une
odeur spécifique, nauséabonde, qu'il ne reconnut pas tout
de suite... De son cerveau terrifié surgit bientôt l'évidence.
La caisse sentait les chairs brûlées, comme si des corps
rôtis y avaient été entreposés toute la nuit...
Mais ce qu'il vit ensuite l'effraya encore plus : les pièces
avaient changé d'aspect, et de la couleur bronze avaient tourné
à l'or, d'une couleur vive et éclatante, comme si elles
venaient d'être fabriquées le jour même.
Ses yeux s'habituant à la pénombre,
il vit alors avec stupeur le plus extraordinaire : alors qu'il les
avait jetées en vrac dans la caisse, celles-ci paraissaient rangées
avec méthode, comme si une main experte avait voulu les figurer
en forme de croix, de croix jaune...

Max venait de mettre le dernier coup de pelle et combler
l'excavation destinée à construire son puits. Il tassa la
terre avec ses pieds et s'assit, épuisé, contemplant son
travail grossier d'un regard vide. Une sensation d'apaisement commençait
à gagner son corps. La sensation de brûlure s'était
estompée, et ce malaise intérieur et impalpable qui le rongeait
depuis deux jours s'éloignait à présent.
Son esprit d'ailleurs commençait à
se demander pourquoi il était impossible de creuser dans ce jardin.
La qualité de la terre, argileuse et trop dure... Ses outils, trop
vieux, peu tranchants... Peut-être quelques racines qui l'empêchaient
de descendre profond en terre... ? Et puis il avait si mal dormi la nuit
dernière, mais ne se rappelait plus exactement pourquoi, sans doute
un repas un peu lourd en soirée, un peu trop arrosé, des
cauchemars peut-être ?
Tant pis, il renonçait à son projet
d'irrigation, à ce puits traditionnel longtemps projeté.

Le vieux fou observait Max à distance visuelle
du jardin: le visage grave, pâle, le regard fixe et solennel, il
remonta soudain sa manche et frotta avec vigueur son bras gauche revêtu
d'un tatouage jaune en forme de croix d'infamie...
Laurent Ortic, L'Union, Haute-Garonne |