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APPAMÉENNES DU LIVRE

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  Le Puits à souhait

Deuxième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2017

C’EST L’HISTOIRE D’UNE NOTE. Sur la place de l’église Saint-Martin en contrebas, on pouvait l’entendre résonner le long des murailles de l’édifice, tous les dimanches.

Vers dix heures du matin, les battants des cloches qui pendaient au campanile se mettaient à frapper avec entrain contre les vases d’airain, invitant les fidèles à rejoindre les bancs de la messe. Aussitôt, une salve de pigeons ramiers détalait promptement du clocher, vaincus par la volée et par le bruit assourdissant des bronzes qui carillonnaient haut dans le ciel. Le tintamarre choquait les tympans durant un bref instant, puis, peu à peu, les cloches se mettaient à déverser des souffles plus doux, des gifles moins folles, jusqu’à ce qu’enfin les ondes s’évanouissent progressivement dans l’éther tels des rêves que l’on murmure vers l’océan. La cacophonie se taisait doucement. Et tandis que les bâtisses frémissaient encore des détonations des idiophones, c’était au tour de cette note de tinter d’un clignement de pièce autrement plus modeste. Dans une incertitude flottante, et parfois entrecoupée de longs silences, un centime d’or nordique ou un sou de cuivre cinglait un cliquetis sonore et limpide sur la place de l’église, en heurtant brusquement le creux froid d’une sébile.

Courbé au-dessus du gouffre noir de celle-ci, Esquirol, misérable et sans abri, se tenait la plupart du temps tel un poteau abject devant le porche de l’édifice à cette heure-ci. Il avait des cheveux longs et gras qui lui tombaient sur les épaules ; une barbe drue et grisonnante buissonnait sur ses joues ; un lourd manteau trop grand et constellé de trous lui écrasait l’échine. D’une main, il pressait les mailles de son bonnet de laine contre lui, tandis que de l’autre, il tendait le creux de sa jatte en direction des paroissiens.

La place de l’église était configurée de telle façon que lorsqu’une couronne de maillechort ou de cupronickel roulait et résonnait dans le corridor de la coupelle d’Esquirol, les ouïes les plus fines et les oreilles les plus pouacres savaient qu’un liard venait de s’échapper d’une bourse et qu’une âme charitable venait de plonger les bords ronds d’une pièce d’argent dans le récipient du clochard.

Cela dit, la note était assez avare. L’écuelle d’Esquirol retentissait bien moins souvent que le bourdon de l’église qui sonnait, lui, toutes les heures.

Généralement, les badauds, ou les fidèles se rendant à la messe, passaient devant lui en le saluant simplement d’un mouvement de tête en avant, désormais habitués à cette silhouette chétive qui hantait les lieux depuis plus de trois ans.

Pourtant, chacun pouvait constater que ses poches gonflaient et s’ankylosaient bel et bien un peu plus chaque année. Non de pièces de monnaie qui trouvaient de temps à autre le chemin jusqu’à son récipient en fredonnant, mais de dessins qu’une petite fille, la petite Candice Thomachon, lui apportait chaque dimanche peu avant l’office.

Au reste, celle-ci ne chômait pas, et encore, redoublait d’effort et d’imagination lorsque Noël approchait, pensant qu’Esquirol, avec sa longue barbe, ses yeux doux, et son fumet de cheminée, devait être un affidé du Père Noël. Raison suffisante, selon elle, pour qu’elle lui confie avec crédit sa précieuse liste de jouets accompagnée d’autres dessins, destinés à être remis en main propre au patriarche rondouillard vêtu de rouge et de blanc. « En main propre » ! La formule était plutôt âpre et inappropriée. Car à chaque fois, Esquirol avait un petit pincement au cœur lorsque ses mains sales et penaudes s’emparaient des sacro-saints dessins que la petite fille lui tendait avec un large sourire. Et qu’à la suite, découvrant la merveille graphique et l’explosion de couleur sur les feuilles, il constatait, l’air désolé et honteux, le tamponnement de la pulpe de ses doigts qui avait martelé des gros pâtés crasseux et des taches digitales noires sur les arcs-en-ciel raffinés et les soleils olympiens que l’enfant avait soigneusement apprêtés de jaune impérial et de prasin.

Parfois, lorsque la nuit arrivait et qu’il commençait à grelotter dans un coin étroit, fané de soif, troué de faim, Esquirol qui avait cette hautaine noblesse de ne plus faire de phrase, et qui ne fomentait l’avenir plus qu’avec du néant, sortait de sa poche l’un des dessins froissés de l’enfant, le dépliait soigneusement de façon à ne pas le déchirer et s’endormait le cœur un peu plus léger et le ventre un peu moins vide, rempli de l’univers coloré et des astres ronds et chauds de la petite Thomachon.

À vrai dire, vagabond errant livré à lui-même et exposé au règne du vent, Esquirol ne s’éloignait jamais trop de la petite fille, qu’il suivait et surveillait en cachette. Il avait vu tant de choses fondamentales et nécessaires avoir décliné et s’être embourbées avec lui, que l’enfant, qui était promis à un avenir grandiose – il en était persuadé –, lui paraissait être tel un dernier vœu à exaucer : le reflet rond et lumineux d’un soleil gisant dans les ténèbres d’un puits à souhait ; un peu comme paraissaient quelquefois les éclats blonds des pièces de monnaie qui trébuchaient et illuminaient le creux sombre et extrême de sa coupelle. Si bien qu’au-delà cette occasion hebdomadaire, le dimanche matin devant l’église, la sébile d’Esquirol se mit à résonner à peu près partout où il lui fut possible de voir ou d’entendre les cris joyeux de la petite Candice.

Se trouvait-elle dans la cour de l’école, en balade avec sa mère ou s’amusant avec d’autres enfants dans un square, que du coin de l’œil, telle une conscience qui vous épie ou veille sur vous, le vagabond crasseux déposait sa sébile au sol, à une distance qui ne le compromettrait point, s’asseyait ou restait debout, c’était selon, et contemplait de là les moindres faits et gestes de la petite fille, qui au fil des saisons grandissait.

Il arrivait souvent que le sans-abri, pris dans ses pensées, fût bien plus préoccupé par l’enfant que par son obole, oubliant presque les maravédis qui s’échappaient de temps à autre des porte-monnaie joufflus et ponctuaient une note claire et rapide, dans son récipient métallique.

Or, la petite Thomachon, elle, les entendait distinctement. Parfois, d’un arrêt net, d’un coup de nuque sec et bref, ou d’un élan avorté sur une échelle de toboggan, elle s’immobilisait et se retournait, certaine d’avoir entendu fredonner la sébile du va-nu-pieds quelque-part. Cette note, ce clignement de pièce, elle le connaissait. Esquirol était là ! Probablement tapi à un carrefour, rôdant non loin d’un buisson ou blotti contre un mur ou un carton. Elle en était convaincue, toutefois le doute demeurait. Elle regardait au loin, mais tel un fantôme consumé d’air que l’on sent, mais qu’on ne voit point, Esquirol se perdait continuellement dans la brume, titubant, silencieux, évanescent.

Pourtant, la petite n’avait pas peur. Elle n’était pas effrayée. Mieux ! Elle l’espérait, depuis ce fameux jour où se faisant racketter, Esquirol avait surgi de nulle part en chassant de façon virulente les jeunes rançonneurs. Mieux que quiconque, elle savait son âme bienveillante, malgré l’avis contraire des bonnes gens, et faisait peu de cas des mises en garde répétées de sa mère.

En effet, cette dernière, inquiète des ouï-dire de sa fille, et des multiples mélopées provenant de la sébile que Candice entendait un peu partout fredonner dans son ombre, se mit à se méfier plus que de coutume du pauvre homme. Si bien que, par la suite, lorsque les deux protagonistes se croisaient comme à leur habitude le dimanche avant l’office, la mère en défiance jetait sur Esquirol un regard inquisiteur et menaçant qu’il déchiffrait parfaitement. D’autant que la femme s’était bien gardé de dire à l’enfant les raisons de ses alarmes, taisant à Candice que, jadis, elle avait déjà eu affaire à lui.

L’intuition et l’inquiétude de la maman grandissant, il lui arrivait de plus en plus d’être débordée par ses craintes et d’étranges sentiments. Tant et si bien qu’un jour où la fillette était rentrée de l’école avec le cuir chevelu infesté de poux, sa mère, déroutée et prise de panique, était allée jusqu’à soupçonner, accuser, hurler sur la gamine, de les avoir attrapés non en classe, mais bien plus sûrement à la faveur du clochard.

Un soir qu’Esquirol était à la recherche de quelques chairs à se mettre sous la dent, fouillant en conséquence dans un conteneur à poubelles telle une bête affamée et proscrite se penchant au-dessus d’un abreuvoir, soudain, il vit dans la pénombre de la cuve, quelque chose qui sommeillait entre deux sacs de polyéthylène bouffis d’ordures et de déchets. Instant troublant, la manufacture de l’objet était magnifique, l’essence du bois était envoûtante, le vernis étincelait. Médusé, Esquirol n’en revenait pas. C’était un violon. Volé, abandonné, détrôné, allez savoir ! Somme toute, l’instrument était à peine griffé, et plutôt en bon état, de sorte que le vagabond se mit aussitôt à la recherche de l’archet plus au fond dans l’antre nauséabond. Miracle ! Il y avait même un petit bout de colophane collé à un vieux papier. Esquirol connaissait très peu le jeu des cordes, mais quelques notions de solfège et de musique, résidus de sa vie d’avant, lui permirent d’appréhender l’instrument et de sortir quelques notes plus ou moins rapidement.

Dès lors, au fredonnement de la sébile s’ajouta la complainte du violon qu’Esquirol pratiquait jalousement. Partout où la petite fille allait, celle-ci n’entendait plus seulement le chant des pièces de monnaie qui, d’ailleurs, tombaient dans la coupelle bien plus souvent qu’auparavant, mais il y avait aussi l’espèce de santé triste de l’instrument. Parfois, c’était même le froissement d’un ou deux billets qui vol-planaient jusqu’au récipient d’Esquirol ; tout en baladant le crin de l’archet sur les cordes, celui-ci ouvrait subitement de grands yeux stupéfaits, émerveillé du mutisme de cette nouvelle générosité, et excusant l’instant de percussion qui allait avec ce qu’il connaissait de la charité.

Le dimanche, devant le porche de l’église, fatigué et frêle, Esquirol arborait désormais son violon suspendu à un bout de ficelle qui traversait sa poitrine en écharpe. La petite fille à présent n’avait plus aucun doute. Elle était sûre qu’il s’agissait bien de lui qu’elle entendait vaciller quotidiennement dans son ombre.

La mère, quant à elle, gagnée par l’angoisse et plus radicale, était bien décidée à mettre un frein à cette relation équivoque, craignant de plus en plus pour sa progéniture. Elle interdit donc à sa fille d’approcher le clochard, n’appréciant plus du tout son trafic de dessins qu’au reste elle proscrivit définitivement et sévèrement. Puis, un dimanche qu’elle lançait avec ses yeux des boules de feu au pouilleux comme si elle savait de quoi il était capable, elle argua durement à ce dernier que cela avait assez duré. « Va t’en ! » lui avait-elle intimé.

Peu de temps après, Esquirol disparut. Du jour au lendemain, on ne le vit plus sur la place de l’église Saint-Martin. Candice n’entendit plus fredonner l’écuelle ni le violon dans son ombre ; l’odeur du miséreux avait cessé d’empester les environs ; et plus personne n’aperçut la silhouette malingre d’Esquirol hanter les petits parcs ou les angles des rues.

Un jour, une lettre arriva au domicile de la petite Thomachon. Elle était convoquée avec sa mère chez le notaire.

Dans le bureau qui sentait l’encaustique et avait d’énormes rideaux de velours vert aux fenêtres, le clerc annonça solennellement à Candice le décès de son père : Jean-Baptiste Thomachon. L’annonce fut brève et fit mouche. Un silence courut. Le clerc et la mère fixèrent la petite. D’un haussement d’épaule et d’un froncement fier de sourcils, Candice, bien que troublée, fit croire à l’officier ministériel son désintérêt profond pour l’événement. Qu’importe ! Elle ne l’avait jamais connu, Jean-Baptiste Thomachon l’ayant abandonné peu avant sa première année.

Cependant, le notaire, tout désigné à remettre à l’enfant les biens qui, de fait, lui revenaient, se racla la gorge, lança par-dessus ses lunettes un bref regard en direction de la mère, puis, dépaquetant une étoffe couchée sur son bureau, aligna sur la table quelques objets qui avaient appartenu à son père. Les yeux humides et fuyants, la mère retint son souffle, une main tremblante posée devant la bouche. En rang d’oignons, le garde-notes disposa délicatement : un violon, une sébile, et des dessins d’enfant que les gendarmes avaient retrouvés sur le corps inanimé. Candice béate, se leva de son siège, se pétrifia brusquement en ouvrant d’énormes yeux de stupeur et d’effroi. Soudain, l’évidence lui apparut. Elle prit dans ses petites mains la sébile qu’elle fit cligner d’une pièce ronde. Une note claire et limpide résonna dans le bureau du notaire. Son père, Jean-Baptiste Thomachon n’était autre qu’Esquirol… La note se tut.

 

Bertrand Dadolle, Montpellier, Hérault

 

 

14.06.2017 Le salon  | Le concours de nouvelles L'actualité |