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Titabolic
Deuxième prix du concours de nouvelles des Appaméennes
du livre 2016
JAMAIS JE N'AURAIS
IMAGINÉ que cela se terminerait ainsi alors que tout avait commencé
sous des auspices si prometteurs. L’information, à la mesure
de la consécration qui l’avait précédée,
stupéfia, bouleversa. Chacun se souvenait encore de ce coup de
tonnerre dans le paysage littéraire, survenu à peine trois
mois plus tôt, début novembre à Paris. Il faisait
froid et sombre ce jour-là. La meute, dont je faisais partie, patientait
devant le restaurant, tapant des pieds, se frottant les mains, buvant
des cafés chauds. Pour être au premier rang, certains journalistes
poireautaient depuis des heures, le nez rougi, transis. A douze heures
cinquante enfin, le Président de l’Académie parut,
immédiatement cerné par nous tous. Une fois le calme revenu
il proclama le résultat tant attendu :
— Le Prix Descourt 1959 a été attribué
au premier tour, à l’unanimité des voix, à
Monsieur Paul Timon pour son roman Titabolic, publié aux éditions
Gramard. Une salve d’applaudissements éclata. Ce n’était
que justice. Paul Timon était un écrivain reconnu et estimé,
son roman caracolait en tête des ventes depuis des mois et suscitait
un enthousiasme quasi général. La surprise venait de ce
que la récompense avait été décernée
dès le premier tour, à l’unanimité des voix.
On n’avait jamais vu ça ! Ce n’était pas
une réussite mais un véritable triomphe. En une totale cacophonie
nous commençâmes tous à relater l’événement
dans nos micros, oubliant le froid, attendant impatiemment l’arrivée
de l’heureux impétrant.
A treize-heures trente, un taxi déposa Paul Timon, son éditeur
et son attaché de presse devant l’établissement. Agé
de quarante-sept ans, l’écrivain était un homme de
belle prestance, élégamment emmitouflé dans un loden
de couleur claire, une écharpe de cachemire rouge enroulée
autour de son cou. Il fut immédiatement happé, attrapé,
tiraillé, bousculé, tâté. Une forêt de
micros et de caméras défilait devant ses yeux, des questions
fusaient, des acclamations éclataient. Une sorte de nuée
hystérique le porta ainsi jusqu’à la porte du restaurant.
Après une demi-heure de cette folie et une courte conférence
de presse, il put enfin s’asseoir au calme et déjeuner avec
ceux qui l’avaient élu.
Le reste de la journée, des semaines et des mois qui suivirent
firent l’objet d’un planning surchargé en interviews
pour les chaînes de radio, de télévision, de magazines ;
en déplacements en province et à l’étranger ;
en salons du livre ; en signatures en librairies. Le roman se vendait
à des milliers d’exemplaires, faisait déjà
l’objet de plusieurs traductions en langues étrangères,
et Hollywood mettait au point une adaptation filmée de l’histoire.
Au mois de février, épuisé, Paul Timon décida
de faire une trêve et partit se ressourcer dans sa maison de vacances.
Confortablement installé dans l’avion qui l’emmenait
à Agadir il se laissa aller à repenser à ces dernières
années et aux événements l’ayant conduit à
cette apothéose.
Tout avait commencé trois ans auparavant.
Depuis toujours, il écrivait. Depuis que l’école lui
avait appris à former des lettres, puis des mots, il écrivait.
Son premier roman fut rejeté par plusieurs éditeurs. Le
second fut accepté et connut un succès modeste mais suffisant
pour ouvrir la voie aux suivants qui lui assurèrent un public de
lecteurs fidèles. Enfin, plusieurs prix régionaux lui apportèrent
la notoriété. Il devint un auteur réputé,
recherché dans les débats culturels. Ses œuvres qui
traitaient de la vie des hommes et des femmes, de leurs problèmes,
de leurs amours, dans une écriture soignée, recevaient un
bon accueil des critiques littéraires. Il était devenu un
personnage incontournable du microcosme intellectuel français,
fournissant avec régularité de nouveaux récits.
C’est alors que se produisit brutalement dans son esprit une sorte
de panne sèche. Les idées n’accédaient plus
à son cerveau, les mots ne s’alignaient plus sous sa plume,
les quelques pages noircies finissaient en boule dans la corbeille à
papier. Pressé par son éditeur de livrer une histoire qui
se refusait à lui, en proie à la fameuse angoisse de la
page blanche, il tournait en rond dans sa chambre, était victime
d’insomnies et de cauchemars. Il n’avait jamais connu cela.
Sur les conseils de son médecin il partit au Maroc, prendre quelques
temps de repos et c’est ainsi, à Agadir, qu’il fut
séduit par une coquette maison située au bord de l’eau
qu’il acheta sans même réfléchir. Il sentait
que c’était là qu’il pourrait retrouver l’inspiration
et les sensations vibrantes de l’écrivain. Pour établir
son bureau, il choisit une petite chambre par la fenêtre de laquelle
on ne voyait que la mer. C’est devant celle-ci qu’il décida
d’installer sa table de travail, ne doutant pas une seconde que
ce mouvant et sublime paysage ne pourrait être que productif. Il
fit entreprendre quelques travaux de rénovation, demandant entre
autres à l’entrepreneur d’abattre l’une des cloisons
pour agrandir la pièce. En effectuant cette besogne, les ouvriers
dévoilèrent un double mur derrière lequel Paul Timon
découvrit une mosaïque. Entouré de gravats, poussiéreux,
le panneau de grande taille révélait, sur un fond de tesselles
blanches, le nombre 1912 écrit en pierres bleues. 1912 ! C’était
l’année de sa naissance. Il y vit un signe et décida
de conserver intacte cette décoration inattendue. Les améliorations
terminées, c’est avec une sorte de jouissance qu’il
s’installa dans son fauteuil. Son stylo-plume, des feuilles blanches,
un Bic rouge alignés devant lui, il contempla la mer, l’azur
du ciel se mêlant à celui de l’eau, huma les parfums
de jasmin qui montaient du jardin. Tournant la tête il observa la
mosaïque entièrement illuminée par le soleil, les quatre
chiffres scintillaient, semblant presque cligner sous son regard. C’était
sans aucun doute à partir de cette date qu’il devait trouver
la trame de son prochain roman.
Il fit des recherches dans les archives des journaux. Les événements
de l’année comme la naissance du parti bantou en Afrique
du Sud ou la fin de la guerre italo-turque ne l’inspirèrent
guère. Bien entendu, le naufrage du Titanic qui avait eu lieu en
avril remplissait des pages et des pages de reportages, mais les récits,
romans, films sur ce bateau mythique et son tragique destin étaient
déjà fort abondants. Que pouvait-il écrire de plus
qui n’ait été dit ? Il rentra chez lui dépité,
la tête vide. Il regarda ses feuilles blanches et tourna une fois
encore la tête vers la mosaïque. Ce fut comme un électrochoc.
Il attrapa son stylo et jeta fébrilement quelques notes sur le
papier. Il allait faire ce à quoi personne ne s’attendait
de sa part. Lui, le romancier conventionnel allait écrire une œuvre
de genre fantastique où la romance et l’horreur se mêleraient.
Son idée originale consistait à raconter l’histoire
du dramatique naufrage du point de vue du navire.
Il commença dans un style convenu à décrire la beauté
du paquebot, son luxe, puis il raconta le départ de Southampton
lors du voyage inaugural, les mouchoirs qui s’agitaient. Il narra
ensuite les histoires de quelques passagers, riches ou pauvres, entremêlant
leurs vies, leurs amours, leurs rêves. Bref, rien de bien nouveau
afin d’endormir le lecteur, tout le monde connaissant déjà
la tragédie du Titanic. C’est alors qu’il inséra
une vision fantastique du drame qui stupéfierait les lecteurs,
un coup de théâtre qui relancerait l’intérêt
du roman, en faisant un ouvrage qu’on ne lâcherait plus avant
d’en connaître la fin. Il donna au bateau le rôle principal.
A la place du heurt avec l’iceberg, le Titanic arrivé au
milieu de l’océan devenait soudain une machine infernale,
transformée en monstre gigantesque vivant. Un ingénieur
licencié lors de la construction, devenu savant fou, ayant saboté
les plans par vengeance. Les cheminées se paraient de masques grimaçants ;
les portes des cabines se refermaient brutalement, emprisonnant les voyageurs ;
les canots de sauvetage bondissaient de leurs emplacements et se retournaient
dans l’eau glacée avec ceux qui essayaient de s’échapper ;
la coque se déchirait dans un vacarme de fin de monde ; un
rire sardonique sorti des profondeurs du navire tétanisait les
marins ; des mains de fer aux doigts crochus, venues de nulle part,
arrachaient la décoration, le mobilier. Le bateau broyait, écrasait,
éjectait, brûlait les passagers hurlant de terreur, dans
une folie diabolique.
Il se jeta dans la rédaction. Les phrases se formaient toutes seules
dans son esprit, les mots s’enchaînaient facilement, sa plume
ne courait pas assez vite pour exprimer ce que son cerveau produisait.
Le livre fini, le titre s’imposa de lui-même : Titabolic,
et c’est ce roman qui lui valait la notoriété dont
il jouissait à présent.
L’avion arrivé à destination, Paul Timon prit un taxi
jusqu’à sa petite maison du bord de mer. Il était
tard, la ville dormait. Fatigué, il avait hâte de rejoindre
son lit. Cependant il commença par se rendre dans son bureau et
caressa avec reconnaissance le panneau de mosaïque. Au même
moment, le mur trembla, se disloqua, s’effondra sur lui. Le bloc
1912 se détacha en une seule pièce, l’écrasa
et le recouvrit comme une pierre tombale.
Le vingt-neuf février mille neuf cent soixante,
à vingt-trois heures quarante, un violent séisme de magnitude
5,9 sur l’échelle de Richter détruisait la ville d’Agadir,
faisant plus de douze mille victimes, parmi lesquelles le dernier Prix
Descourt, Paul Timon.
Jacqueline Bernard,
Clarens, Suisse
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