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Jean-Christophe Perriau  Le grand frisson

Deuxième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2015

POUR UN PREMIER ESSAI, ce n’était pas passé loin. Miguel avait bien failli attraper la bague. Un autre point de vue était qu’il avait bien failli perdre son bras, mais ça, il préférait ne pas y penser.

Le grondement du public reprit de plus belle alors que le monstre rouvrait lentement la gueule. Miguel pencha la tête en avant afin de s’assurer que le diamant était toujours là. Il put constater à son grand soulagement que le bijou avait repris sa place dans l’antre du mal, signe qu’il avait encore une chance. Malgré l’obscurité qui régnait au fond de la gueule de la bête, la pierre brillait de mille éclats sous les généreux rayons du soleil.

Sans trop savoir pourquoi, Miguel fit défiler dans son esprit les dernières heures de cette interminable journée. Une journée qui scellerait son destin. Dans un sens ou dans un autre.

Avant de pénétrer dans la salle, il avait jeté un dernier regard au superbe visage de la femme sur l’affiche. Une beauté jusqu’alors insaisissable. Qu’il comptait bien conquérir. Il avait ensuite regardé la liste pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé : les noms des douze concurrents étaient inscrits, non pas par ordre alphabétique mais par ordre d’apparition dans l’arène. Son nom lui avait sauté au visage, à la fin de la liste. Trop tard pour reculer.

Miguel Santiago.

Le douzième homme. Ainsi en avait décidé le sort. Qui semblait régulièrement contre lui. Il serait le dernier à tenter sa chance, à participer à ce jeu où il avait tant à gagner. Et à perdre. Douze participants par session. Une fois par mois. Un jeu qui s’arrêterait définitivement le jour où l’un des concurrents parviendrait à vaincre Le Grand Frisson.

Le jeu avait été conçu par l’homme le plus riche du village, un occidental multimilliardaire, père de Sybille, la jeune femme de l’affiche, dont la main serait offerte au vainqueur. Malgré les prières de son père, Sybille n’avait qu’un souhait : épouser l’homme le plus valeureux de l’île. Peu importe la beauté, seul comptait à ses yeux le courage de son prétendant. Aussi son père avait-il été contraint d’inventer, afin de satisfaire l’insolente, ce terrible manège : Le Grand Frisson.

Outre le nom donné au jeu, Le Grand Frisson était surtout le nom d’un énorme crocodile du Nil de cinq mètres. Une bête impressionnante. La règle était simple : une alliance recouverte de diamants serait déposée dans la gueule de la bête, à distance égale des yeux et du museau. L’homme qui parviendrait à récupérer l’anneau pourrait le passer au doigt de la belle Sybille et l’épouser.

Un risque énorme. Qui n’en valait certainement pas le prix.

Pourtant, il était exclu aux yeux de Miguel de ne pas tenter sa chance. D’abord parce que Sybille était d’une rare beauté et qu’il la désirait depuis toujours. Ensuite parce que s’il l’épousait, il disposerait de sa fortune et pourrait mettre les siens à l’abri du besoin, définitivement. Les revenus de la pêche ne suffisaient pas à nourrir ses parents et ses nombreux frères et sœurs.

Dans le vestiaire, Miguel avait observé sa main à plusieurs reprises. Comment pourrait-il pêcher s’il la perdait ? Il avait eu une pensée émue pour ses amis qui avaient tenté leur chance avant lui. Le maudit reptile était décidément beaucoup plus rapide qu’il n’en avait l’air.

Malgré les drames que représentaient ces nombreuses amputations, le village avait deux raisons de se féliciter de cette cruelle attraction. La première tenait au spectacle en lui-même. Les distractions étaient plutôt rares sur cette île, et « Le Grand Frisson » était rapidement apparu comme un événement incontournable. La seconde raison était, elle, d’ordre économique. Grâce aux échecs successifs des nombreux concurrents, la Clinique du Port, sur le point de fermer un an plus tôt, avait vu son activité reprendre puis décoller, elle qui s’était lancée dans le recyclage d’anciens modèles de prothèses, pas assez sophistiquées pour les occidentaux, mais largement suffisantes pour que les pêcheurs puissent reprendre leur activité. Ainsi, depuis l’arrivée du crocodile, la liste d’attente ne cessait de s’allonger.

Assis dans le vestiaire, Miguel avait fermé les yeux, recherchant au fond de lui-même le calme indispensable au diabolique défi. Dix concurrents étaient déjà passés avant lui. Par dix fois, il avait entendu le sifflet de l’arbitre, suivi des murmures de la foule. Par dix fois il avait ressenti une intense douleur en entendant les hurlements du candidat qui venait de perdre son membre, avant de ressentir la joie aussi intense que honteuse de savoir qu’il aurait sa chance. Il aurait préféré avoir été tiré au sort en premier et ne pas avoir à subir la terrible culpabilité de se réjouir de l’échec des autres. Malheureusement, ses chances de victoires dépendaient avant tout de la défaite des autres concurrents. Cruel. Mais irréfutable.

Un hurlement de douleur avait retenti depuis l’arène, accompagné des cris horrifiés du public. Le Grand Frisson avait encore frappé. Le onzième prétendant venait lui-aussi de perdre une partie de lui-même.

Son tour. Sa chance.

Miguel avait senti son cœur s’emballer en entendant la voix du speaker.

Miguel Santiago !

Il s’était levé, lentement, avait fait craquer les os de ses doigts, de son cou, lentement. Il était sorti du vestiaire pour s’engager dans la coursive qui passait sous les tribunes, avait entendu les cris monter au-dessus de sa tête.

Miguel ! Miguel ! Miguel !

Tout le public était avec lui. Plus de mille villageois voyeurs cherchant à oublier la misère de leurs conditions, de leur île, le temps d’un défi. Plus une vingtaine de touristes, qui suivraient, l’air horrifié, un rituel exotique, cruel, mais ô combien excitant !

Miguel avait pénétré dans l’arène, lentement, accompagné d’une bronca explosive. Son regard s’était tout de suite posé sur la bête. Si immobile qu’on l’aurait crue morte. Seul signe de vie, sa gueule grande ouverte. Et quelle gueule ! On avait nettoyé le sang autour de l’animal, sur ses dents. Plus aucune trace des onze mains qu’il venait d’estropier. Au milieu de la gorge de « Grand Frisson » brillait une somptueuse alliance, source de tant de convoitise. Et de tant de douleur.

Miguel avait levé les yeux vers la tribune présidentielle. Elle était là, à côté de son père, se mordillant la lèvre. De grands yeux noirs, un visage d’ange, une chevelure de braise… encore plus belle que sur les affiches. Le cœur de Miguel s’était mis à battre trop vite. Sybille lui avait souri timidement.

Miguel avait senti une force inimaginable l’envahir. Le sourire qu’elle venait de lui adresser valait bénédiction des dieux. Il était prêt. Il le sentait. Il s’était approché lentement de la bête. L’anneau brillait dans l’obscurité de la gorge du reptile. Ne pas se laisser hypnotiser, seul compte le trou de l’anneau, s’était-il répété. C’est là qu’il devrait passer son doigt. D’un coup sec et rapide. Un geste qu’il avait répété un nombre incalculable de fois.

Contrairement aux autres concurrents, Miguel s’était agenouillé face à la bête, pas sur le côté. Les autres avaient plongé la main pour la retirer le plus vite possible… erreur fatale. Lui jetterait son bras dans un arc de cercle qui traverserait la gueule de l’animal de la droite vers la gauche. A la vitesse de la lumière.

Coup de sifflet.

Miguel avait cessé de respirer, était resté aussi immobile que son adversaire. Le temps semblait s’être arrêté.

La gueule de l’animal avait frémi. De manière à peine perceptible. Suffisamment en tout cas pour que Miguel comprenne que le crocodile s’impatientait. C’était bon signe.

Brusquement, il avait lancé sa main vers le danger. Son bras avait jailli, sa main passant sous la rangée de crocs, son index agrippant l’anneau qu’il avait soulevé sans problème. Malheureusement, le Grand Frisson avait senti le mouvement. Il avait brusquement baissé sa monstrueuse mâchoire sur le bras de l’imprudent. Un dixième de seconde trop tard. L’anneau avait cogné contre la rangée de crocs opposée mais la main de Miguel avait réapparu de l’autre côté, indemne.

Mais vide.

L’anneau était retombé dans l’antre du diable, avait repris sa place dans l’obscure et menaçante gueule.

Miguel inspira profondément, souffla lentement l’air emmagasiné. Tenta de retrouver sa concentration initiale. Et puis il s’aperçut que l’imposante mâchoire montrait des signes de fatigue. Il comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre, qu’il ne fallait pas laisser à la bête le loisir de reprendre ses idées. Alors qu’une nuée de murmures angoissés prenait place dans les tribunes, Miguel surprit tout le monde en plongeant soudainement la main vers l’alliance. Devant lui. Comme les autres concurrents avant lui. Comme tous ceux qui avaient échoué.

Une erreur impardonnable. Un hurlement de douleur jaillit de la gueule de Miguel, accompagné du cri horrifié de Sybille et des gémissements désespérés de la foule.

Le Grand Frisson avait encore vaincu.

Tandis qu’on emportait le blessé vers l’infirmerie, le milliardaire prit dans ses bras sa fille qui pleurait à chaudes larmes. Les mains sur les yeux, Sybille ne put voir le sourire de satisfaction que son père peinait à cacher, lui qui venait de voir sa clinique gagner un nouveau patient. Et son ignoble stratagème se poursuivre.

 

Jean-Christophe Perriau, Athis-Mons, Essonne

 

11.06.2015 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les petits déjeuners littéraires | L'actualité |