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Tintin casqué  Audimat

Deuxième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2014

 

« AH ! QUELLE HISTOIRE... Quelle belle histoire ! On aimerait en raconter plus souvent avec un dénouement aussi heureux ! » s'était exclamé l'animateur radio. Les programmes radios et télés avaient été interrompus pour annoncer la bonne nouvelle : Laurent, le petit garçon de six ans disparu depuis cinq jours, avait été retrouvé. Il apparaissait fatigué, affamé et déshydraté sans doute, mais il était vivant.

L'île de La Réunion allait pouvoir retrouver sa nonchalante indolence.

Aucun foyer ne pouvait échapper à la nouvelle et du fond de la moindre petite case perdue dans la verdure, on pouvait entendre la télé ou la radio qui, par la voix de ses animateurs survoltés, félicitait les Réunionnais pour leur civisme, leur sens du dévouement, leur opiniâtreté à participer aux recherches, sans oublier de se féliciter elles-mêmes, pour les mêmes raisons. D'un coup, la guerre en Ukraine, les écoutes téléphoniques concernant un ex-président de la République, la campagne électorale des prochaines élections municipales, tous ces sujets brûlants étaient occultés par la réapparition de Laurent et la large diffusion de sa bouille de petit garçon sur les écrans de télé.

Pourtant Laurent avait été retrouvé, par hasard, par un vigile effectuant sa ronde nocturne dans les entrepôts au sous-sol du supermarché où il avait été vu pour la dernière fois avant sa disparition.

Pendant cinq jours, la mobilisation générale des médias, les avis de recherche avec signalement et photos, le tapage assourdissant des radios, les flashs télé se faisant l'écho des hypothèses parfois si invraisemblables que le seul bon sens eût dû les censurer, n'avaient servi à rien.

Le visage barbouillé du gamin était apparu dans le cercle jaune de la lampe torche du vigile, le petit dormait sur des matelas encore recouverts des plastiques de protection. Le déchaînement médiatique qui avait suscité des interviews et des reportages aux quatre coins de l'île avait été inutile. Cependant, les ondes débordaient de satisfecit et d'autocongratulation.

Le premier jour, la disparition de l'enfant avait été révélée au journal télévisé du soir par un journaliste que la compassion feinte faisait ressembler à un cocker.

Les faits étaient banals, Laurent accompagnait sa maman pour les achats de Noël. Sa mère l'avait laissé quelques instants au rayon des jouets, pendant qu'elle-même était allée essayer des tenues joyeuses en prévision des fêtes de fin d'année. En revenant, elle avait constaté son absence.

Ensuite, le journaliste avait lancé un reportage où l'on voyait un de ses confrères à la mine de circonstance, devant le domicile familial, qui expliquait d'une voix lugubre que Laura, la jeune maman, élevait seule son enfant, qu'elle avait eu jeune à seize ans, on ignorait qui était le papa. La jeune femme travaillait par intermittence, au fil des contrats à durée déterminée qu'elle trouvait, comme secrétaire.

C'était justement parce qu'elle était en période de chômage, qu'elle avait décidé d'emmener son petit garçon avec elle ce mercredi-là. Il n'y avait pas classe et elle n'avait pas les moyens de faire garder son enfant.

Le deuxième jour, Laurent faisait la Une de tous les journaux locaux, on l'évoquait dans les pages intérieures de la presse nationale. Les journalistes commencèrent à échafauder toutes les hypothèses. Fugue ? C'était peu vraisemblable, un gamin de six ans ne fugue pas. Enlèvement ? En tout cas pas pour une rançon, la maman n'avait pas les moyens. Enlèvement par un pervers alors ? Ce cas de figure était nettement plus séduisant, on allait pouvoir exploiter toutes les vieilles affaires, « les disparues de l'Yonne », « l'affaire Dutroux », etc.

La télé commença à vomir tout un stock de photos, de comptes rendus de procès, de témoignages tous plus minables et abominables les uns que les autres. On montra même des vidéos et des clichés floutés provenant d'Internet, qui mettaient en scène de jeunes enfants abusés.

Laura vit toutes ces images, elle en fut horrifiée.

Au matin du troisième jour, Laura n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Toutes les horreurs qu'elle avait vues tournaient en boucle dans sa tête. La Une de la presse nationale avait été conquise.

Il fallait cependant aller plus loin, on pria la jeune femme de venir témoigner, raconter son histoire à la télé.

Elle n'avait pas à s'inquiéter, on l'aiderait en lui posant des questions, on la guiderait, c'était pour l'aider, cela augmenterait les chances de retrouver Laurent sain et sauf.

Elle y alla. Elle prit le bus puis continua à pied, ignorant les étals des marchands de letchis qui inondaient les trottoirs en cette veille de Noël. Elle se fraya un chemin dans la foule bigarrée et dense, comme une ombre seule, insensible à l'atmosphère de liesse bruyante qui espérait la fête.

Elle parvint enfin aux studios, demanda son chemin et fut conduite sur le plateau.

Habillée du mieux qu'elle pouvait, intimidée et étrangère à ce monde de projecteurs, elle passa au journal télévisé de la mi-journée.

Les téléspectateurs découvrirent une jolie brunette aux yeux bleus humides, grande et mince, aux attaches très fines, presque fragiles.

En face d'elle, sur le plateau du journal télévisé, il y avait un médecin et un psychologue. Laura sentit confusément qu'elle n'aurait pas dû venir. Elle ne trouvait sympathiques ni le pédiatre ni le psychologue.

Elle raconta son histoire. A un moment, elle sourit même en pensant à son petit garçon, son petit ange doré aux yeux bleus.

Elle répondit aux questions, qui finalement concernaient assez peu la disparition, mais plutôt sa vie privée. Comment elle s'occupait de son petit ? Comment elle arrivait à concilier vie professionnelle et tâches éducatives ? Elle répondait toujours simplement avec une grande innocence, ne distinguant pas la perfidie de certaines questions, pensant que son amour maternel était éclatant, impossible à mettre en doute.

L'entretien s'acheva sur la conclusion des experts. Le psychologue confirma que pour une bonne éducation la présence d'un père et d'une mère était plus que souhaitable. Le pédiatre enchérit en disant que dans son cabinet de consultation les enfants élevés par des mères seules étaient beaucoup plus sujets à des troubles de tous ordres, qu'ils soient psychologiques ou physiologiques.

Le quatrième jour, la presse s'agita un peu plus, conséquence de l'interview télévisée et l'audimat s'envola.

Des allusions sournoises apparurent, cette maman n'avait-elle pas eu cet enfant trop jeune? Avait-elle été en mesure de s'en occuper correctement? La disparition dans le supermarché n'était-elle pas une forme d'abandon, de rejet inconscient ? D'ailleurs, rien ne prouvait que cela ne se fût pas passé d'autres fois...

On convia d'autres spécialistes à s'exprimer, qui allèrent tous dans le sens du vent médiatique. La victime devint en une seule journée coupable, coupable d'inconscience, de maltraitance, d'abandon. Tout juste si on ne l'accusait pas d'avoir elle-même fomenté l'abandon.

Laura avait donné son numéro de téléphone à l'antenne.

Le téléphone ne cessa de sonner à partir du quatrième jour, mais les interlocuteurs qu'elle eut, loin de la rassurer, de l'aider, déversèrent d'abord des reproches, puis des insultes, des menaces. Le venin anonyme des sans grades, des laissés-pour-compte, des frustrés de tous poils, des minus habens la submergea.

La jeune maman se trouva bien seule face à tant de haine. Elle décida de ne plus répondre au téléphone, de ne plus rien espérer de personne.

La quatrième nuit fut horrible. Le moindre bruit au dehors de son petit appartement la faisait sursauter. Elle se voyait agressée, emmenée par la foule, jugée, condamnée.

On nous montre parfois des images de femmes lapidées dans certains pays musulmans, mais ce que Laura subissait était une lapidation médiatique, subtile, sournoise, mais ô combien efficace!

Le matin du cinquième jour, la police se rendit au domicile de Laura, n'ayant pu la joindre par téléphone, avec Laurent, un médecin et un psychologue. Il fallut appeler un serrurier.

On la trouva couchée, les yeux bleus grands ouverts, baignés de larmes séchées. Elle tenait dans sa main gauche crispée la dernière photo de Laurent qui posait avec le père Noël du supermarché. Toutes les boites de somnifères avaient été vidées.

La tempête médiatique cessa aussi subitement qu'elle s'était levée. On reparla de l'Ukraine, de l'ex-président et des élections qui approchaient.

Laurent partit, discrètement, accompagné de la sollicitude des médecins et psychologues, pour l'Assistance Publique et la plupart pensa, avec bonne conscience, que cela aurait dû, depuis longtemps, être fait.

 

Christoph Chabirand, La Plaine Saint-Paul, La Réunion

02.06.2014 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |