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  La dame de compagnie

Premier prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2018

POURQUOI S'EN FAIRE UNE MONTAGNE ? Ce n’était pas lui qui était sur la sellette. Mais ce rôle lui était inhabituel. Il n’était ni chef d’entreprise ni DRH, pourtant il devait se sentir dans la peau de l’un d’eux. Son objectif : recruter une dame de compagnie pour sa mère. Pas n’importe qui : une dame de compagnie capable d’assurer quelques soins médicaux ou corporels, de faire la lecture, de préparer éventuellement un plat simple au cas où la mère, à l’appétit capricieux, n’aimerait pas ceux que la cuisinière lui destinerait.

Charles-Henri de La Verrières avait éprouvé beaucoup de difficulté à rédiger une annonce sibylline qu’il avait préféré déposer chez les commerçants de sa petite ville plutôt qu’avoir recours au Net. Comment désigner une personne à qui l’on demande tant de différentes compétences avec l’intention de la payer au lance-pierres ?

En effet, Rosemary de la Verrières était extrêmement pingre et avait depuis longtemps perdu la notion des prix. En revanche, celle du dévouement inconditionnel de son personnel lui était restée, atavisme immuable issu de ses ancêtres. S’occuper d’elle devait être considéré comme un honneur. Charles-Henri ne partageait pas ce point de vue et envisageait de mettre bon ordre à tout cela : s’il dénichait la perle rare, il en paierait le prix. C’était aussi celui de sa tranquillité. Il ne voulait pas sacrifier sa liberté à sa mère, habiter à nouveau avec elle maintenant que vieillissante, elle avait besoin d’une présence à ses côtés. La présence d’une personne de confiance.

Pour l’instant, il était loin d’avoir trouvé.

Il avait reçu une mère de famille volumineuse et inculte dont Rosemary n’aurait supporté ni l’apparence ni la voix vulgaire. Juste après, contraste frappant, une jeune fille charmante mais pas du tout décidée à accompagner une vieille dame aux toilettes ou à préparer un plat improvisé pour la satisfaire.

La troisième ressemblait à une poupée Barbie et on ne pouvait l’imaginer qu’en train de se pomponner ou de se vernir les ongles. De plus, son sourire permanent et un brin niais ne pouvait remplacer une conversation intéressante ou une assistance efficace.

La quatrième faisait penser à une missionnaire ou à un membre convaincu d’une secte. Air dégoulinant de bonté, jupe informe et sandales de bonne sœur. Sa seule vue était démoralisante.

Le cheptel de la veille et celui de l’avant-veille n’étaient pas plus satisfaisants.

Charles-Henri commençait à se décourager. Il avait hâte de retrouver sa liberté. Il était en train de terminer l’écriture de son premier roman et sa plume le démangeait. Vocation tardive mais impérative. Aussi décida-t-il d’accorder une attention particulièrement bienveillante à Marie-Rosé Dériver, cinquième candidate de la matinée.

Un physique passe-partout, ni laide ni belle, taille moyenne, cheveux châtains. « Quarante-cinq ans, études supérieures puis études d’infirmière. Célibataire », révéla le CV qu’elle avait apporté. Pourquoi une personne aussi qualifiée cherchait-elle un emploi ?

Charles-Henri le lui demanda sans tergiverser et l’avertit de but en blanc que son salaire ne pourrait être en rapport avec ses diplômes.

— Je serais ravie d’être nourrie et logée. De plus, j’apprécie la compagnie des gens âgés. Donc je me contenterai d’un salaire modique, répondit Marie-Rosé Dériver d’une voix étonnamment grave.

— Vous sentez-vous de supporter les sautes d’humeur d’une vieille femme malade, de lui faire la lecture, de la masser si elle se plaint de son dos ou de ses jambes ?

Il énuméra ainsi diverses tâches sans en omettre les inconvénients et quand il évoqua les massages, il remarqua que les mains de son interlocutrice, sagement posées sur sa jupe, ressemblaient à de véritables battoirs. Peu féminine, songea-t-il mais elle semble solide. Or, mieux vaut être costaud pour ce genre de travail.

Il décida de la prendre à l’essai.

— Il faudra toutefois que vous changiez de prénom. Ma mère s’appelle Rosemary, vous ne pouvez garder Marie-Rose, elle trouverait ça inconvenant.

— Aucun problème, mon second prénom est Roberta et je le préfère au premier mais on ne choisit pas, pas plus qu’on ne choisit d’être un homme ou une femme, conclut-elle. Charles-Henri ne prêta pas attention à cette remarque, il allait enfin pouvoir achever son roman et le remettre à un de ses amis, éditeur.

Il vint plusieurs fois rendre visite à sa mère de façon impromptue pour avoir une perception juste des sentiments de la vieille dame vis-à-vis de Roberta et du zèle de cette dernière. Il fut très satisfait. Chaque fois, il trouva Rosemary propre et surtout souriante, ce qui devenait de plus en plus rare.

— Elle semble avoir retrouvé appétit, remarqua la cuisinière, je passe mon temps aux fourneaux. II faut dire que Madame Roberta a un bon coup de fourchette et ne laisse pas sa part au chien.

Quelle étrange personne ! se dit Charles-Henri. Avec tous les diplômes qu’elle possède, elle passe son temps auprès d’une femme impotente, acariâtre et elle semble s’en contenter… De plus, mère m’a dit qu’elle lui faisait de merveilleux massages. Ai-je vraiment découvert une pépite ?

Un jour où il arriva à son habitude sans prévenir, il s’arrêta devant la porte de la chambre de sa mère. Elle riait aux éclats, tandis que Roberta lui racontait visiblement une histoire amusante qu’il ne saisit pas, il perçut juste quelques jurons et expressions très populaires dont la narratrice émaillait son récit. Surpris, il frappa à la porte. La dame de compagnie se tut et Rosemary lui dit d’un ton enjoué :

— Je n’ai plus besoin de livres, la vie de Roberta est un véritable roman.

Comment sa mère, si distinguée, pouvait-elle apprécier la vulgarité de son employée, aux manières un peu rustres, même si elle était efficace ? Charles-Henri éprouvait une impression bizarre qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.

Un soir, il se décida pour une visite surprise, sachant que sa mère serait sans doute endormie. C’était le cas et entendant un bruit d’eau, il se dirigea vers la salle de bains à l’usage des domestiques. La vitre transparente de la cabine de douche était couverte de buée mais Charles-Henri eut loisir de constater que… Roberta aurait mieux fait de s’appeler Roberto. Un homme !

Atterré, Charles-Henri ne manifesta pas sa présence et rentra chez lui pour réfléchir à tête reposée sur une conduite à tenir. Qui était cette créature ? Un de ces êtres malheureux qui naissent avec l’anatomie d’un sexe et le caractère de l’autre ? Des parias, parfois obligés de se faire opérer pour ne pas perdre leur véritable identité ou ne pas sombrer dans la folie. Ils étaient plus à plaindre qu’à blâmer.

Roberta n’avait pas l’air de quelqu’un déchiré par deux forces contradictoires. Pour autant, était-ce une saine compagnie pour sa mère ?

Autre hypothèse : sous une identité féminine sans doute plus sécurisante pour une dame âgée, se cachait un spécialiste des captations d’héritage. On s’attirait les bonnes grâces d’une personne en fin de vie pour en hériter. Technique qui avait fait ses preuves. Charles-Henri avait déjà lu des faits divers analogues.

Pas rassurant. Mais depuis six mois que Roberta-Roberto avait pris ses fonctions, Rosemary semblait revivre. Le franc-parler de sa « dame de compagnie », ses récits truculents devaient lui ouvrir un monde insolite et interlope qui visiblement la ravissait.

Cette aristocrate désargentée s’était efforcée toute son existence de donner le change. Elle avait été mariée sans amour à un homme volage et alcoolique pour devenir très tôt une veuve respectable. En fait, une femme seule, trop respectée, enfermée dans un étroit corset de conventions. Une femme malheureuse.

Charles-Henri décida, malgré ses incertitudes, de laisser un sursis à Roberta-Roberto. Or, il ne fut pas nécessaire de chasser le mystérieux individu. Une nuit, il disparut sans préavis et sans laisser de trace.

Quelques jours plus tard Charles-Henri, qui était revenu près de sa mère en attendant de recruter quelqu’un pour s’occuper d’elle, reçut la visite de policiers. Ils recherchaient un criminel au signalement confus, ayant commis plusieurs hold-up et cambriolages dans diverses régions, un certain Robert-Marie Dériver. On le suspectait d’avoir séjourné dans les parages. Charles-Henri nia fermement l’avoir rencontré. Sa mère ne le contredit pas. D’ailleurs depuis le départ de son employée, elle était tombée dans une apathie inquiétante. Charles-Henri fut obligé de la placer dans une maison de retraite médicalisée.

Son premier roman se vendit honorablement et il se dit qu’il allait consacrer le second à Roberta-Roberto. Il questionna sa mère à propos des récits que lui faisait l’étrange créature. Vainement. Elle mourut en emportant ces mystères avec elle.

Passé une période de deuil, Charles-Henri ne se découragea pas. Il écrivit La Dame de compagnie en imaginant ce qu’il ignorait. L’ouvrage eut du succès, ce qui conforta son auteur dans la légitimité de sa vocation.

Lors d’une signature, il vit une main très large lui tendre un livre à dédicacer. Celle d’une personne qu’il aurait reconnue entre mille et pour qui il écrivit ces mots : « À Roberta, avec toute ma reconnaissance ».

 

Martine Bontoux, Arles, Bouches-du-Rhône

 

10.06.2018 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |