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  Dernier roman

Premier prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2016

J AMAIS JE N’AURAIS IMAGINÉ que je rencontrerais un jour Jennifer Berg. Je préparais alors un mémoire sur le roman policier dans le cadre de mes études de lettres et espérais que ce serait un tremplin pour devenir écrivain. J’avais la chance d’avoir, parmi les relations de mes parents, morts accidentellement, un éditeur. Il s’était engagé à publier mon mémoire s’il en valait la peine. Ce qui constituait une formalité dans le cursus universitaire devenait ainsi une gageure.

Je ne devais pas me contenter d’un simple digest sur le polar. Il me fallait interviewer au moins un spécialiste du genre pour sortir de l’ombre. Or l’auteur qui caracolait en tête des ventes en France et même en Europe depuis quelques années était Jennifer Berg.

Une Française qui vivait retirée du monde à l’instar d’une Garbo vieillissante. Elle n’accordait que peu d’entretiens aux journalistes. J’avais pu apprendre qu’elle était deux fois veuve, qu’un de ses maris lui avait laissé de quoi vivre dans l’aisance. Elle avait commencé à écrire sur le tard… Difficile de connaître son âge : cinquante, soixante, voire soixante-dix ans ou plus ?

Comment rencontrer une personne qui se dérobe ainsi à son public, n’assure aucun service après-vente de ses bouquins, donc aucune séance de signature en librairie ?

J’eus de la chance. Un magazine donna une adresse où lui écrire, suite à la sortie du film L’empailleur, tiré d’un de ses best-sellers. Je lui envoyai une lettre où au lieu de lui manifester mon admiration, j’adoptai un ton insolent et lui dis qu’elle n’avait pas le droit de mépriser ainsi son lectorat, à moins d’avoir quelque chose à cacher… Jennifer Berg réagit à la provocation et consentit à me rencontrer sous le sceau du secret. Elle me donnait rendez-vous chez elle, un jour et une heure déterminés que personne ne devait connaître. Pas plus que son lieu d’habitation, très isolé. Une aubaine !

J’avais imaginé une poupée fragile, style star pomponnée et liftée, or c’est une grande femme robuste, à la soixantaine naturelle qui vint elle-même m’ouvrir la porte.

Elle était vêtue d’un tailleur sombre, de coupe militaire mais élégante. Un chemisier blanc en guipure adoucissait cette sobriété ainsi que les cheveux châtains lâchés en une cascade souple sur ses épaules. Ses yeux clairs dans des tons bleu-vert rappelaient les eaux froides d’un lac. Immenses, ils ne reflétaient rien que je puisse déchiffrer. Où était la blonde sophistiquée et fatale qui apparaissait souvent dans ses intrigues ? Visiblement ce n’était pas un autoportrait.

Je me trouvais bien terne et insignifiante, moi la petite étudiante en Jean et pull usagé, à côté de cette femme imposante, aux mains carrées qui n’évoquaient pas celles d’une artiste. Elle avait suivi mon regard et répondit à ma remarque muette :

— Je n’ai pas des doigts de pianiste, je suis avant tout manuelle. J’adore bricoler et jardiner. Je ne porte jamais de gants, c’est de la frime. Je viens de finir de creuser une tombe pour mon chien, vous avez dû la voir en entrant.

En effet j’avais remarqué, non loin d’une vaste serre, une fosse assez profonde à côté de laquelle se trouvait encore une pelle. J’avais pensé à un problème de canalisation ou d’arrosage, pas à une sépulture qui devait être prévue pour un dogue de taille respectable. N’était-ce pas un peu sinistre déjouer les croque-morts ? Je n’eus pas le temps d’y réfléchir car mon hôtesse demanda :

— Prendrez-vous du thé, du café ? Du jus de fruit peut-être, vous avez le genre fille sage qui boit des boissons sages. Moi le thé, ça me fait vomir et les jus de fruit, c’est sirupeux. Rien ne vaut un bon whisky, je réserve le café à l’écriture, ça stimule.

Voulait-elle me vexer ? Je lui répondis que je prendrais également un whisky.

Déjà, je pouvais brosser un portrait de Jennifer Berg. Un portrait physique et un aperçu de son caractère. C’était une personne indépendante et énergique, au franc-parler. Un peu rude. L’imagination et la subtilité me paraissaient peu compatibles avec ce type de personnalité. J’étais perplexe.

Elle revint avec un plateau chargé de deux verres. Après en avoir pris un, je lui demandai :

— Madame Berg, je désirerais vous questionner essentiellement sur vos sources d’inspiration et vos techniques pour dompter votre imaginaire, exceptionnellement florissant.

— Appelez-moi Jen ou Jenny. Je suis si contente de mon prénom, il rend hommage aux meilleures, les romancières anglaises ! Et je ne parle pas seulement d’Agatha Christie.

— Vous n’utilisez donc pas votre véritable prénom ? Elle ricana :

— Ma pauvre petite, sans pseudonyme, je ne m’en sortais pas, je m’appelle Jeannette Berger !

Berg, ça sonne Allemand ou Scandinave. Eux aussi sont fortiches, regardez le succès de Millenium ! Aucun véritable amateur de polar n’irait acheter spontanément un auteur français.

Jeannette-Jennifer enchaîna aussitôt :

— Vous vous intéressez à mes sources d’inspiration, vous allez être déçue : je n’ai pas d’imagination. J’ai juste brodé à partir de faits réels. Ma vie a été semée de cadavres !

— J’ai appris, malgré votre discrétion légendaire, que vous aviez perdu deux maris.

— En effet. Mais bien avant cela, j’ai perdu mes parents. J’ai été orpheline à douze ans.

— Je comprends mieux le choix de vos sujets : un exorcisme face à la mort.

— Celle de mes parents a été une bénédiction. Des agriculteurs rustres. Ils me faisaient trimer comme une bête à la ferme. De véritables Thénardier. Un dimanche où par chance, j’étais à la messe, un incendie s’est déclaré depuis la grange et ils ont brûlé, eux et leur satanée ferme. On m’a mise en pension, c’est ainsi que j’ai pu bénéficier d’une instruction valable que je n’aurais pas eue avec ces péquenots.

— C’est eux que vous mettez en scène dans « La paille était rouge » ?

— On ne peut rien vous cacher, se moqua-t-elle goguenarde. Et le petit Jonathan du roman ressemble trait pour trait à mon copain Denis, un gentil garçon qui faisait mes quatre volontés.

Je commençais à me sentir mal à l’aise. Dans ce livre, un couple de paysans était assassiné par des enfants, ce qui était inattendu car l’intrigue était habilement menée et la délinquance infantile, poussée à ce point, devait être assez rare, du moins je l’espérais.

— Ensuite, poursuivit-elle, j’ai été violée par mon tuteur, que l’on retrouve dans « Létale digitale ». Si vous vous souvenez de l’intrigue, cet homme respectable est accusé d’avoir empoisonné sa femme à la digitaline et lui-même meurt d’une crise cardiaque car il ne survit pas au déshonneur d’être emprisonné.

Or ce n’est pas lui qui a commis le crime mais une victime de sa pédophilie qui se venge bien des années après, en le faisant accuser… Mais vous êtes toute pâle, alcoolisez-vous un peu !

J’obéis machinalement. Jennifer se moquait-elle de moi ou était-elle une redoutable tueuse ? J’essayai de faire diversion :

— Un personnage récurrent apparaît dans plusieurs de vos romans, sous des prénoms différents. Une jolie blonde d’apparence assez frivole mais très dangereuse en réalité.

— Il s’agit d’Elisabeth, la maîtresse d’Henri, mon premier mari. Une véritable garce ! Elle avait posé pour Henri qui était sculpteur. Il voyait en elle une sorte de Marylin Monroe ! Elle est très vite devenue sa maîtresse. J’ai feint de ne pas m’en apercevoir mais j’ai décidé de me venger… Cela n’a pas été utile. Figurez-vous que mon mari était asthmatique et très allergique. Or j’avais récupéré un des inhalateurs dont il ne se servait plus pour mettre un insecticide destiné à vaporiser mes plantes. Henri l’a utilisé un jour où il était seul à la maison. Il est mort étouffé par un œdème. Un stupide accident !

Je reconnus là l’intrigue à peine modifiée de « Triangle délétère ». L’écrivaine ajouta :

— Quant à Elisabeth, elle est devenue la maîtresse d’un empailleur d’oiseaux.

— Il n’empaille pas seulement les oiseaux, si j’en crois votre roman.

— En effet, il est très adroit et il est devenu un ami. Si vous voulez voir l’Elisabeth grandeur nature qu’il m’a offerte ! Une habile reconstitution en matériaux divers.

J’en doutais, de plus en plus mal à l’aise. Mais peut-être mon imagination me jouait-elle des tours ou Jennifer Berg s’amusait-elle à me mystifier ? Elle me gratifia d’un sourire sournois.

— Je vais maintenant vous raconter l’histoire de mon second mari, Herbert qui est devenu le personnage central dans Le roi des neiges brûlantes, mon avant-dernier roman. L’avant-dernier ? Devant mon expression étonnée, elle précisa :

— Le dernier est sous presse. Mais revenons à Herbert. C’était un riche industriel, si fier de sa réussite qu’il devenait de plus en plus arrogant et écrasant en prenant de l’âge. Pourtant, je ne pouvais pas le quitter car je n’avais nulle envie de gâcher ma vie en travaillant ou en subissant la misère.

Un jour, nous sommes allés nous reposer dans un chalet suisse qu’Herbert venait d’acheter. L’hiver était très rigoureux et la tempête menaçait. Mais Herbert, toujours sûr de lui, a voulu partir seul en promenade. J’ai préféré rester au chaud à profiter de la piscine et du jacuzzi en écoutant du Wagner. Grandiose !

Herbert a réussi à braver la tempête et à revenir au chalet. Mais il avait omis d’emporter ses clés, je ne l’ai pas entendu tambouriner à la porte… Il est mort transformé en congère. J’avoue ne pas l’avoir beaucoup pleuré même si je ne lui souhaitais pas un sort aussi cruel. Pourtant, c’est grâce à son argent que je n’ai plus eu aucun souci matériel et que je peux m’adonner à l’écriture et au jardinage… Vous êtes livide ! Je vais aller chercher un remontant, avant de vous parler de mon dernier roman. Vous verrez, vous y êtes présente. Sur ces propos alarmants qui me laissèrent supposer le pire, elle partit vers la maison. Prise de panique, je me précipitai sur la pelle, près de la fosse. Jennifer était certes dotée d’une riche imagination mais elle l’utilisait surtout pour assouvir ses pulsions meurtrières et j’allais en faire les frais. Elle me rejoignit, une bouteille à la main.

— Vous avez donc compris que ce trou vous était destiné. Je comptais vous droguer, vous n’auriez pas souffert. De plus, vous êtes orpheline, on ne vous aurait pas recherchée…

Elle s’approcha de moi. C’est alors que déployant une force que je ne me connaissais pas, je lui portai un violent coup de pelle. Elle lâcha la bouteille et tituba. Sans hésiter, je l’assommai. Jennifer s’effondra sur le sol et je palpai sa veine jugulaire comme je l’avais vu faire dans maints films policiers, pour constater qu’elle était morte. Je tremblai, mon cœur cognait très fort mais ce n’était pas le moment de faiblir.

Je poussai son cadavre dans la fosse et le recouvris de terre que je tassais soigneusement. J’allai ranger la pelle dans la serre après avoir effacé mes empreintes sur tous les objets que j’avais touchés, grâce à mon vieux pull. Puis je m’enfuis sans rencontrer quiconque…

Quelques semaines plus tard, parut le dernier ouvrage de Jennifer : l’histoire d’une romancière très malade. Plutôt que d’attendre sa mort, elle préfère la provoquer en défiant une jeune inconnue, venue l’interviewer. Ainsi Jennifer avait programmé sa propre mort, me piégeant en me faisant croire qu’elle allait m’assassiner. La quatrième de couverture précisait que l’auteur, vraiment malade, s’était définitivement retiré du monde.

Je ne rendis jamais mon mémoire.

 

Martine Bontoux, Arles, Bouches-du-Rhône

 

 

07.06.2016 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |