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Le
défi
Premier prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre
2015
POUR UN PREMIER
ESSAI, que je ne désire pas renouveler, les choses se sont passées
de la manière suivante :
— Tu n’oserais jamais, me dit-il. Je réponds du
tac au tac :
— On parie ?
— Si tu le fais, je t’emmène à New York.
Ça fait longtemps que tu en rêves.
— Alors, tope-là.
Et voilà ! Mais qu’est-ce qui m’a pris de me fourrer
dans ce piège ? Orgueil ? Bêtise ? Maintenant
je suis coincée. Avec mon époux, Benoît, nous étions
tranquillement assis devant la télé ce soir, en train de
regarder les informations. On y parlait du nouveau défi à
la mode : le saut à l’élastique. Après
avoir vu les images et écouté les commentaires, j’ai
dit à mon mari que je trouvais ce jeu stupide, qu’il n’apportait
qu’une satisfaction prétentieuse à ceux qui le pratiquaient,
que c’était une crânerie imbécile. Il me rétorqua
qu’il trouvait au contraire qu’il fallait du courage à
ceux qui s’y essayaient, que cela leur permettait de vaincre la
peur, leur donnait la satisfaction de s’être surpassés
et d’avoir remporté une victoire sur eux-mêmes. Et
c’est là qu’il me lança : « En
tous cas, toi tu n’oserais jamais », et que je fis ce
pari imbécile. Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Je
n’ai plus qu’à espérer qu’il ne m’ait
pas prise au sérieux. Chaque jour qui passe, semblable au précédent,
me réconforte. Il a dû oublier, ou penser que ce n’était
qu’une boutade. Je vaque à mes occupations habituelles. Au
bout de trois semaines je suis tout à fait rassurée. Mon
mari n’a pas cru que je parlais sérieusement. Et voilà
qu’un soir en rentrant du travail, un sourire provocateur sur les
lèvres, il me fourre un bout de papier dans la main. Sur lequel
je lis avec horreur :
Saut à l’élastique. Venez-vous jeter dans le précipice.
Plongez dans l’aventure.
Il n’a donc rien oublié. Me jeter dans le précipice ?
Non mais ça ne va pas ? Et puis quoi encore ? Escalader
le Mont Blanc peut-être ? Il me regarde, goguenard. Je blêmis.
Mais je ne veux pas me dérober. Ma fierté refuse de céder.
D’un air détaché je demande :
— C’est où cette petite promenade ?
— A une vingtaine de minutes d’ici, sous le pont qui
enjambe les gorges. C’est un saut de quatre-vingt-cinq mètres.
Je manque m’étrangler mais ne sachant plus comment me dépatouiller
de la chose je me dis « gagnons du temps » et je
lance d’un ton assuré :
— On va attendre l’été, ce sera un meilleur
moment.
— Non, répond-il, il y a une séance samedi prochain
et je t’ai inscrite.
Je passe une nuit épouvantable. Je me réveille en sueur
après avoir rêvé que mon corps se désintégrait
sur des rochers aux arêtes acérées et que ma tête
explosait. Ce cauchemar ne me paraît pas si loin de la réalité.
Et si je faisais semblant d’être malade ? Et s’il
pleuvait ce jour-là ? Et si j’allais annuler ma participation ?
Et si une météorite s’écrasait sur la terre ?
Et si le ciel nous tombait sur la tête ? J’ai beau réfléchir,
je ne vois aucun moyen de me sortir de ce guêpier. Je tente de me
préparer mentalement. J’essaie aussi de penser au voyage
à New York pour me motiver. Après tout le jeu en vaut la
chandelle. Peut-être que ce n’est pas si terrible. Il me suffira
de fermer les yeux et d’attendre que ça passe. Je me renseigne
sur internet. Les personnes qui ont tenté le saut à l’élastique
écrivent des commentaires plutôt enthousiastes. Ils y parlent
d’émotion, d’angoisse, mais aussi de sensations extraordinaires,
de force, et surtout de fierté après avoir réussi
ce défi. J’essaie de me convaincre et de me rassurer comme
je peux. Toute la journée je crâne, je fais semblant d’être
sereine, mais plus les jours passent et plus je suis prise de panique.
Car, je ne suis plus une jeunette. J’ai tout de même quarante-trois
ans. Je suis une mère de famille. J’ai un emploi que j’aime.
Qu’est-ce que je vais aller faire dans ce truc de dingues pour adolescents
dingos ?
Samedi arrive. Le matin, j’ai du mal à avaler quoi que ce
soit. Mon mari, qui me surveille du coin de l’œil, se montre
très attentionné. Je crois qu’il n’est pas dupe
de mes appréhensions. Pour mes garçons très excités
ce n’est qu’un jeu dont ils ne mesurent pas la difficulté.
On monte en voiture et nous voilà partis. Les kilomètres
défilent. Plus on avance et plus je sens mon estomac se nouer.
Après tout, pourquoi ne pas m’avouer vaincue et renoncer ?
Pourquoi ne pas faire taire mon stupide orgueil ? Il est encore temps.
Chaque minute me rapproche de l’échéance. Cela tourne
dans ma tête. A mon époux qui essaie de me distraire je ne
réponds que par monosyllabes. Je ne pourrai pas sauter dans le
vide, non ça je ne pourrai pas ! Tant pis, j’arrête.
C’était sans compter sur ma volonté et ma détermination.
C’était sans compter sur le respect de la parole donnée.
Une espèce de rage me saisit alors, je me redresse sur le siège,
une force monte en moi qui me fait penser : je vais leur montrer
ce dont je suis capable !
Voici le pont. Il y a du monde. Des spectateurs sans doute. Un beau mâle,
tout bronzé, musclé et bien baraqué s’approche
de moi. Il commence par m’aider à enfiler le harnais, s’assure
et m’assure que tout est en place, ajuste un casque sur mon crâne
et me pousse vers une sorte de plongeoir aménagé sur la
rambarde du pont. Avec un sourire charmeur qui découvre des dents
impeccablement blanches, faites pour vanter une marque de dentifrice,
il m’explique que toutes les règles de sécurité
sont appliquées et que je vais vivre une grande aventure. Bouche
bée devant cet apollon, je le suis aveuglément. Puis je
tombe brutalement de mon nuage et redescends d’un coup sur terre.
Je me retrouve sur une planche surplombant un abîme colossal. Sous
moi, un amas de rochers, et loin, loin en bas, une rivière. Mon
cœur commence à battre la chamade. Je vois la réalité
maintenant. Je tourne la tête vers mon conjoint qui semble mi –
admiratif mi – inquiet et qui m’adresse un signe d’encouragement.
Le beau mec, que je ne trouve plus si beau tout-à-coup, me demande
alors de m’approcher tout au bord de la plate-forme. Il m’explique
que lorsque je serai prête, je n’aurai qu’à me
lancer dans le vide, tête la première, et ouvrir les bras
pour voler comme si j’étais un oiseau. Plus facile à
dire qu’à faire. J’abaisse prudemment mon regard. Sous
mes pieds, quatre-vingt-cinq mètres de vide entre des roches. Maintenant
j’en suis sûre, je vais me tuer. J’ai peur, j’ai
la tête qui tourne, un vertige me prend et je m’accroche à
mon mentor. Il me décoche son sourire enjôleur et un regard
apaisant. Je décide tout de même de renoncer. Au diable ma
fierté. Devant la difficulté de l’épreuve je
m’avoue vaincue. Je me retourne alors et vois que tout le monde
me regarde, attend que je saute. Je ne peux pas les décevoir !
Alors je prends mon courage à deux mains. Je suis terrorisée.
Mes jambes flageolent, mon cœur éclate et je plonge. Je vois
la terre se rapprocher de moi à une allure phénoménale.
Je hurle. J’ai mal au ventre, mes vêtements flottent. Je bats
des bras. La chute dure une éternité. La chute dure une
seconde.
Déjà je vois le fond de la gorge monter vers moi. Cette
fois j’en suis sûre, je vais m’écraser. J’ai
envie de pleurer, je suis encore trop jeune pour mourir. Je ne veux pas
mourir ! Soudain, l’élastique étant arrivé
au bout de sa course, un choc violent me propulse vers le haut. Je hurle
à nouveau. Je ferme les yeux. Je remonte aussi vite que je suis
descendue. Pendant quelques minutes me voici transformée en yo-yo.
Je veux que ça s’arrête, je n’en peux plus, je
suis à bout de nerfs. Le calme revient peu à peu. Je me
retrouve en train de me balancer mollement à trois mètres
au-dessus de la rivière. L’épreuve est finie. Je crois
rêver. Je palpe mes bras, mes jambes, mon corps. Je suis vivante !
Je suis vivante ! Alors, la tension se relâchant, j’éclate
en sanglots tout en étant prise en même temps d’un
rire irrépressible. J’ai été très courageuse.
J’ai été très forte. Je suis venue et j’ai
vaincu. On me remonte lentement. Lorsque j’arrive sur la plate-forme
des applaudissements explosent car, sans me le dire, mon époux
a convoqué mes parents et tous nos amis. Tout le monde m’entoure,
me félicite. L’apollon défait rapidement mon harnais,
très pressé de le passer autour de la taille de la jeune
et jolie blonde qui va prendre ma place. Mon mari me serre contre lui
et me regarde avec admiration.
— Je suis très fier de toi, me dit-il tendrement.
— Moi aussi je vais t’applaudir bientôt, lui dis-je.
Je t’ai inscrit pour les sauts de la semaine prochaine. Il tombe
dans mes bras.
Evanoui.
J’ai tenu mon pari et Benoît a tenu parole en m’emmenant
passer quelques jours à New York. Au mois de septembre l’été
indien favorise la flânerie. Toute la journée nous sillonnons
la ville en tous sens. Ce matin, nous sommes partis tôt pour éviter
la foule des vacanciers encore nombreux en cette saison. Nous nous dirigeons
tout au sud de la ville pour découvrir un ensemble architectural
dont la réputation a franchi les frontières. Le soleil brille
dans un ciel vide de nuages. Je lève les yeux vers les deux bâtiments
couverts d’étroites fenêtres. Je n’en aperçois
même pas le sommet. Leur hauteur me fait tourner la tête.
Je repense à mon saut à l’élastique et j’ai
l’impression d’avoir un vertige à l’envers. L’ascenseur
nous dépose au sommet en un temps record. Le haut de la tour, entièrement
vitré, nous offre un panorama éblouissant sur l’île
de Manhattan. Une vue à trois cent soixante degrés. Une
mer de gratte-ciel, et loin là-bas, encore enveloppée de
brume, la Statue de la Liberté, symbole d’accueil dans le
Nouveau-Monde. Je souris, je serre la main de Benoît, je suis heureuse.
Soudain, un énorme fracas ébranle la tour. Les vitres explosent
et je suis projetée dans le vide. Quatre cent quinze mètres
plus bas le macadam s’élance à ma rencontre. La chute
dure une éternité. La chute dure une seconde.
Je bats violemment des bras mais je sais déjà que cette
fois-ci l’élastique s’est rompu.
Je ferme doucement les yeux.
Je m’envole.
Le 12 septembre 2001, les journaux du monde entier
titrèrent sur les attentats-suicides contre les tours jumelles
du World Trade Center à New York.
Jacqueline Bernard, Clarens, Suisse
Lire
l'article de La Dépêche du Midi
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