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Le
bonheur en bombe
Premier prix du concours de nouvelles des Appaméennes
du livre 2014
AH ! QUELLE
HISTOIRE ! Vous comprendrez, mon cher, que je ne peux pas la publier.
Je risque gros, comme vous. Mettez-vous à ma place. Si ça
se savait, ça risquerait de bouleverser le monde et ça donnerait
du grain à moudre à tous ces adeptes de la théorie
du complot. Vous allez me relire et vous me direz si j'ai bien retranscrit
vos propos. Votre intérêt comme le mien, c'est de garder
le silence. Lisez. Cet article rejoindra dans mon coffre d'autres scoops
impubliables, de vraies bombes. Je me suis pris à rêver,
j'ai même imaginé un épilogue heureux à cette
affaire. »
Un jour, Marcel B., 45 ans, marié, deux enfants, ingénieur
dans un grand groupe pétrochimique, eut l'idée saugrenue
d'ajouter aux composants volatils d'un diffuseur de parfum d'ambiance
un dérivé du penthotal. Il en fit l'essai dans son laboratoire
et en découvrit les effets euphorisants. Il en ramena un échantillon
chez lui et en vaporisa quelques bouffées dans la salle à
manger sans rien dire. Le dîner familial se déroula sans
les habituelles prises de bec avec ses enfants. Mieux, l'atmosphère
fut très détendue. Ils ressortirent les jeux de société
qui avaient été oubliés dans un placard. Ils passèrent
une excellente soirée et décidèrent de ne plus allumer
la télé. Sa femme et lui connurent de ce jour un regain
de tendresse et d'harmonie. Marcel voulut partager sa découverte.
Il sut convaincre le directeur du service Recherche et Développement
qui, après avoir obtenu l'aval du CA et du PDG du groupe, lança
la production de ZenAir, le parfum du bonheur. Une campagne de publicité
efficace propulsa la bombe ZenAir en tête des ventes, au grand dam
de la concurrence.< /p>
L'inhalation de ce parfum d'ambiance eut des effets surprenants sur ceux
qui le respiraient. Leur comportement se modifia. La courtoisie, la gentillesse
et la patience se substituèrent à la mauvaise humeur et
à l'agressivité. Beaucoup de gens eurent dans un premier
temps de la peine à reconnaître leurs proches mais apprécièrent
très vite ces changements.< /p>
Dans toutes les couches de la société,
la mesquinerie et l'appât du gain firent place à la solidarité
et à la générosité. On vit même des
grands patrons contaminés renoncer à leurs parachutes dorés
et redistribuer dividendes et bénéfices à leurs salariés.
Les comportements addictifs régressèrent de manière
inquiétante. Les alcooliers firent grise mine. Le chiffre d'affaires
des cartels de la drogue chuta dangereusement.
L'industrie du luxe périclita. La consommation, la fièvre
acheteuse étaient en recul partout. La grande distribution s'en
inquiéta et menaça de retirer la marque ZenAir de ses gondoles
mais n'en fit rien : c'était le seul produit dont les ventes
augmentaient.
Une brise de liberté souffla sur le monde et les slogans pacifistes
refleurirent. L'hédonisme régnait. « Make love,
not war » était sur toutes les lèvres. Les états-majors
s'alarmèrent. Ils interdirent aux troupes, sous peine de conseil
de guerre, l'usage des atomiseurs parfumés. En pure perte :
les désertions en cascade décimèrent les troupes.
La demande croissante et l'exportation massive ou la contrebande de ZenAir
dans les dictatures menacèrent la stabilité du monde et
des autorités en place.
Alors les politiques, tant démocrates que
despotes laïcs ou religieux, les chefs spirituels, les militaires,
les responsables des grandes organisations criminelles internationales,
voyant leur pouvoir et leur gagne-pain menacés, décidèrent
de tenir un "Grenelle" de l'ordre établi. La civilisation
était en péril. Il fallait réagir vite et discrètement.
EPILOGUE 1
Mais le président d'une petite démocratie
d'Europe centrale éventa le secret lors d'un cocktail dans une
ambassade. Pendant la conférence internationale qui se tint dans
un lieu secret, des bombes de ZenAir furent vidées dans les gaines
d'aération du centre de congrès avant qu'un pacte secret
soit signé. Les effets furent dévastateurs. On vit le maréchal
Kisstof et le président héréditaire d'une dictature
extrême orientale trinquer avec des milliardaires occidentaux. Le
pape, le grand rabbin et l'ayatollah suprême plaisantèrent
en échangeant accolades chaleureuses et sincères. Ils portèrent
des toasts à l'œcuménisme. Quand la liesse et l'euphorie
s'estompèrent un peu, les congressistes signèrent, après
une série de votes unanimes, des pactes de non-agression et dans
la foulée, un traité de paix universelle. Les pays occidentaux
offrirent une aide massive aux pays du tiers-monde. Les militaires déposèrent
les armes. Ils fondirent les canons et démantelèrent les
arsenaux nucléaires. Les dictateurs firent amende honorable avant
de s'engager dans des ONG qui devinrent bientôt inutiles. On inscrivit
le bonheur dans la constitution universelle en s'inspirant de celle du
Bhoutan. Mais le bonheur, ça devient vite ennuyeux, non ?
EPILOGUE 2
La bombe du bonheur représentait une menace
épouvantable pour tous les potentats, oligarques, capitalistes,
dictateurs, chefs spirituels et militaires de la planète. Leur
sommet se tint sans qu'une fuite ébruite la tenue de leur réunion
de crise. Des agents de la NSA, de la CIA, du KGB et d'autres services
secrets furent dépêchés pour résoudre le problème.
Peu après, une catastrophe industrielle détruisit l'usine
de production de ZenAir. La formule disparut avec son inventeur lors de
l'explosion. Tout rentra dans l'ordre. C'était à Toulouse
en 2001 et le secret a été bien gardé jusqu'à
présent.
Alain Dhotel, Nantes, Loire-Atlantique
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