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La
lune de miel de Madame L.
Quatrième prix du concours de nouvelles des Appaméennes
du livre 2012
A UJOURD'HUI
tout m'invite au voyage. Tout ? Surtout elle, devrais-je dire. Moi,
il m'en faut beaucoup pour avoir envie de voyager : les microbes,
les insectes et la tourista me terrifient. De quel charme a-t-elle usé
pour m'entraîner dans cette aventure extravagante ? M'a-t-elle
jeté un sort ? Toujours est-il qu'elle n'a pas mis longtemps
à me convaincre : à peine un mois après notre
mariage, nous partons en voyage de noces. Je me débats comme je
peux avec des sensations incontrôlables : un troublant mélange
d'inquiétude et d'enthousiasme. Le temps, en mode accéléré,
ne me laisse plus le loisir de mesurer les risques encourus. Plus l'échéance
approche, plus mon excitation me rend fiévreux. Tout chaud, tout
chose. Le départ est dans quelques heures.
En ce jour J, l'omniprésence de ma mère
est exaspérante. Pire qu'une mouche - et que j'te colle, et que
j'te titille, et que j'te bourdonne dans les oreilles - elle volette autour
de moi. Je lui dirais volontiers de respecter mon espace vital, mais je
ne me hasarde pas, je crains trop les représailles. Elle s'attribue
la fonction de régisseur en chef pour les derniers préparatifs ;
dans son esprit, je suis un préparatif comme un autre. Si elle
pouvait me repasser, me plier en quatre et me ranger dans la valise, elle
n'hésiterait pas. « Tu n'as jamais fait de bagages, mon fils,
tu serais bien capable d'oublier ta tête. Laisse-moi faire »,
claironne-elle en présence de mon épouse. Elle, la toute
nouvelle Madame L., serre les mâchoires à s'en briser les
dents, contient difficilement sa fureur d'être écrasée
par le poids de la matriarche dominante. La scène se déroule
dans ma chambre à coucher - pardon, c'est « notre »
chambre à présent. Depuis le couloir, elle me fait signe
de la rejoindre, multipliant les gestes discrets et les grimaces muettes.
Lâchement, je lui tourne le dos pour mieux feindre de ne pas la
voir. Je ne suis pas d'humeur à affronter les deux Madame L. en
même temps. Les récriminations attendront. Ma mère
a évidemment repéré le manège de sa belle-fille.
Elle en profite, non sans malice, pour s'enfermer dans la chambre avec
moi. Je n'ose imaginer la rage de mon épouse, pétrifiée
sur place, reléguée dans les coulisses. Madame mère
pose une main sur mon épaule et, de l'autre, me tient le menton :
— Regarde-moi dans les yeux, m'ordonne-t-elle. Puis elle m'envoie
un avertissement en recommandé :
— C'est la dernière fois que tu me fais le coup du voyage !
Tu entends ?
— Promis, dis-je en guise d'accusé de réception.
Enfin les bagages sont bouclés.
Elle, ma jolie Madame L., se précipite dans notre chambre, claque
la porte, affiche un air outragé, le tout créant un bel
effet d'art scénique. Comme prévu, elle est furibonde. Il
pleut des invectives et des menaces, j'écoute peu, je connais déjà
tout ça : elle est ma troisième épouse.
Un voyage, quelle idée ! pensé-je à part moi.
Avec une femme qui, à elle seule, est une invitation au rêve,
j'aurais pu rester à l'intérieur des frontières de
mon chez-moi douillet et paisible. Pourtant, le moment de prendre mon
envol est venu, je le sens confusément. Depuis le temps que j'y
songe, il semblerait que c'est pour aujourd'hui. D'ailleurs, il se pourrait
que Madame L. soit l'élue que j'attendais. Jusqu'à présent,
je n'ai jamais voyagé autrement que dans ma tête. Maintenant,
je suis curieux de découvrir ce que le réel a de plus à
m'ofrrir. Curieux et impatient. L'attente, ce temps élastique trop
court ou trop long, cette friandise succulente qu'on évite de croquer
afin de la laisser fondre en bouche ; et si c'était ça
le meilleur d'un voyage ?
Tandis que la jeune Madame L. continue à se plaindre des abus de
sa belle-mère, mon imagination me balade. Quelle impression procure
l'éloignement du pays natal ? Qu'est-ce que c'est le dépaysement ?
D'aucuns évoquent « un grand saut vers l'inconnu ».
Ce doit être vrai, car il me semble que je me dirige vers le bord
d'un étrange précipice. J'ai déjà le vertige.
En ces ultimes instants avant le départ, ma peur du voyage ressemble
à ma peur du vide : je suis attiré.
Madame L. s'aperçoit que mon esprit est ailleurs. Alors que sa
colère la fait virer au pourpre, je la prends dans mes bras et,
d'un baiser renversant, je la fais basculer sur le lit. Elle s'amollit,
elle fond, elle se donne. Nous sommes interrompus par Madame mère.
Son attitude mi-hautaine, mi-amusée semble envoyer un message :
« J'entre sans frapper, je suis chez moi, tralala. »
Indifférente à mes gros soupirs, elle déclare magistralement :
— La bagatelle, ce n'est pas le moment. Il est temps de vous
préparer à partir.
Il est temps, en effet, que je prenne quelque distance avec une mère
qui risque fort d'épuiser ma troisième épouse avant
l'heure. Tout en elle, l'irrésistible Madame L., m'appelle à
m'évader provisoirement du royaume maternel. Ma parole, c'est une
fugue ! Mon audace me fait frémir, mais je réponds
oui au désir de mon nouvel amour. Que le voyage commence !
La reine mère reste solidement plantée sur ses jambes, les
poings bien calés sur les hanches. Je devine qu'elle ne décampera
pas de la chambre. Je me lève, me dirige vers elle en rajustant
mon pantalon, la pousse avec tendresse vers la porte et chuchote :
« Quelques minutes, juste quelques minutes. » Soudain
émue, elle bredouille : « Un petit quart d'heure,
pas plus. »
De nouveau seul avec l'autre Madame L., je m'apprête à reprendre
nos ébats. Mais elle ne l'entend pas ainsi. Elle fulmine. Les tirades
classiques volent de-ci de-là : elle ne supportera pas de
vivre plus longtemps sous le toit de ce despote en jupon, elle ne se laissera
pas humilier... Oui, oui ma chérie. Soudain, le ton change, et
ses propos perfides m'atteignent au cœur et au ventre : « À
quoi bon partir en lune de miel si c'est pour retourner ensuite en enfer ? »
explose-t-elle.
Elle n'aurait pas dû, elle n'aurait pas dû casser mon nouveau
jouet. En ce jour où tout - surtout elle - m'invitait au grand
saut, j'étais prêt pour de bon. Je ne pouvais dissimuler
mon appréhension, bien sûr, mais mon attente était
un supplice délicieux. Pour qui se prend-elle cette petite Madame
L. de pacotille ? Que veut-elle ? Partir sans revenir au port
d'attache ? De quel droit méprise-t-elle ainsi mon univers
et celle qui y règne ?
Un tic nerveux retrousse ma lèvre supérieure, un spectre
noir assombrit mon regard, Madame L. blêmit : elle réalise
qu'elle vient de commettre une bévue. Elle se ravise, efface tout,
se dédit. Trop tard. Ses pitoyables regrets, sa façon outrancière
d'implorer mon pardon, tout ce déballage stimule mes pulsions meurtrières.
Je l'étrangle avec une corde à piano équipée
de poignées ; cette arme artisanale, efficace, a déjà
fait ses preuves avec mes deux précédentes épouses.
En leur temps, avec la même insolence, elles aussi avaient fait
des caprices, elles aussi avaient voulu me couper de mes racines.
Qu'elles disparaissent toutes à jamais ! Moi, je demeure ici
avec mes rêves ; ils sont mille fois plus beaux que leurs médiocres
voyages de noces.
J'entends la voix grave de l'indétrônable Madame L. :
— Ça y est ? C'est fini ?
— Oui, tu peux entrer, réponds-je paresseusement.
— Que ce soit bien clair : c'est ton dernier faux départ !
— Promis.
— Tu vois bien que tu n'as pas envie de partir, ajoute-t-elle
d'un ton adouci, tout en m'aidant à transporter le corps. Ce soir,
comme tous les soirs, je voyagerai dans ma tête.
Bernadette Cornette, Noirmoutier,
Vendée
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