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Plume de stylo  Discrète Véronique

Quatrième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2010

DRÔLE D'HÉRITAGE, celui que Léonard reçut ce matin-là ! Une épaisse enveloppe en papier Kraft, venant des Hautes-Pyrénées, expédiée par le notaire de Bagnères. A l'intérieur, un paquet de lettres, emballé dans une fine pelure de papier parme, dédicacé d'une écriture appliquée : « Au beau Léo, Ole ! » Le paquet était soigneusement ficelé d'un mince lien de chanvre, emprisonné dans un cachet de cire signé d'une petite fleur à cinq pétales.

Léonard éprouvait un certain malaise devant ce colis. Et cette petite phrase le troublait. L'effet de miroir entre Ole ! et Léo se parait d'un reflet comique, pathétiquement comique. Il ressentait l'angoisse du torero devant un novillo au regard fuyant. Les courses de taureaux, ça, il connaissait, pour y avoir beaucoup participé jadis, à Vie, à Nogaro, et même à Nîmes !

Un courrier du notaire accompagnait le petit paquet. Léonard allait de surprise en surprise. Il ne s'agissait pas d'un simple colis, ni d'un présent, mais d'un héritage ! Un cadeau posthume, en quelque sorte, un présent du passé. On y annonçait la triste disparition, le 19 août 2008, à l'âge de 83 ans, d'une certaine Véronique Térez, qui l'avait désigné lui, Léonard Garraud, comme destinataire de ces lettres après son décès. Cela confortait sa seconde impression, il s'agissait d'une erreur. Il tentait de se souvenir d'une Véronique qu'il aurait connue jadis, mais mises à part Véronique Sanson, Véronique Gens, la grisette de Messager et la double de Kieslowski, aucune autre Véronique ne s'imposa à son esprit, sinon évidemment la véronique, la passe fondamentale de tout torero !

Et puis ce nom de famille, Térez, ne lui paraissait pas catholique. Des Rodriguez, des Hernández, des Martínez, des González, tous ces noms andalous d'origine germanique ou latine, oui, il les connaissait, mais ce patronyme, Térez, ne méritait pas même une oreille !

 

Alors qu'il passait en revue ses anciennes connaissances, lui revenaient des noms, des prénoms, des images, des regrets. Il cessa bientôt de ressasser ces douloureux souvenirs, s'obligeant à juguler sa mémoire, à l'éloigner du passé. Maintenant, sa vie s'était stabilisée avec Hélise. La saveur de la nouveauté, le goût de la conquête et de l'inconnu, il en était rassasié !

Mais il ne savait plus que faire devant ce ballot de lettres, le renvoyer au notaire, en briser le sceau et ouvrir les lettres, ou bien brûler le tout et ne rien dire à sa femme. Fort heureusement, elle était absente ce matin-là ! Il avait assez souffert comme ça dans l'arène de sa longue vie ; des problèmes, il en avait soupé ; des justifications, il ne souhaitait plus avoir à en donner ; ras le bol des soucis, un bon feu de joie et basta ! Ole ! Comme disait Véronique.

Léonard aurait pu en rester là de cet héritage. L'aura de mystère qui l'entourait aurait suffi à alimenter une conversation entre copains. Chacun y serait allé de son petit couplet : un amour caché, le remake de la "lettre d'une inconnue", un énorme trou de mémoire, le geste d'une folle, un souvenir honteux maintenu secret, une grotesque confusion. Puis les interpellations auraient fusé, indiscrètes, cruelles, blessantes, parfois minables : "Allez ! Léonard, avoue-le, que tu l'as connue cette Véronique, que tu l'as lâchement laissé choir, après l'avoir engrossée, ou ruinée, ou pire, contaminée". La cruauté des amis est comme celle des banderilleros et des picadores, sans état d'âme.

 

Un seul coup de couteau suffit à briser le sceau de cire, libérant la ficelle qui liait les lettres. Et il ressentit ce choc comme s'il s'était planté un poignard en plein coeur. Nous savons parfois, au moment même où nous accomplissons un geste, que nous n'aurions pas dû l'exécuter, qu'il ne sera plus possible de revenir en arrière, que nous en sommes prisonniers et que notre avenir est désormais scellé.

Toutes écrites de la même main, les lettres étaient datées et classées chronologiquement. La plus ancienne, du 12 avril 1972, était dessus. Tiens, j'avais 30 ans, se dit Léonard !

« Mon Léo, comme tu es beau ! Je t'ai vu ce matin, rue Victor Hugo, accompagné d'une belle femme, hélas plus âgée que toi. Cela m'a troublée qu'elle soit plus âgée ! Cela a réveillé de vieux démons. C'est pourquoi j'ai pris la plume, pour exorciser. J'ai donc décidé de t'écrire en cachette, tu ne recevras rien, jamais, c'est pour moi. Nous sommes séparés depuis si longtemps que je n'oserai jamais reprendre le contact, renouer avec toi, redémarrer quelque chose. J'ai décidé de te laisser libre, totalement libre, et de ne jamais intervenir, quoi qu'il advienne. Désormais, pour supporter cette distance, je t'écrirai, mais à ton insu. C'est l'expression de mon amour pour toi, totalement désintéressé, entier, éternel. Cette femme qui semblait t'aimer aujourd'hui, qui s'accrochait à ton bras, trop âgée pour toi, un jour tu la quitteras. En attendant, profite bien de son amour, et sois heureux comme je le suis moi-même, malgré notre séparation, et ce qu'il en a suivi. Comme la cigale, je chante et je danse, Ole !... Resteras-tu à Bagnères ? »

 

Pour Léonard, ce fut comme un second coup de poignard. Certes, il habitait Bagnères à cette époque. C'est même là qu'il y avait rencontré Léa, sa première femme. Léa, Léo, un charmant mariage ! Ils avaient trente ans tous les deux. En 1972, Véronique avait... 47 ans, elle pouvait râler sur l'âge de Léa ! C'est plutôt elle qui était trop vieille ! Comme disait le père Hugo, « la jalousie est un démon qui ne peut être exorcisé ».

Il savait que le monde étrange de la psychologie féminine lui resterait à jamais inaccessible. Un embarras profond s'emparait de Léonard, teinté de lassitude. En amour, c'est toujours lui qui avait dû faire les premiers pas, et jamais une femme ne l'avait abordé pour lui avouer son attirance, son désir. D'ailleurs cette Véronique non plus n'était pas revenue vers lui après leur rupture. Ayant largement dépassé la soixantaine, cela ne lui arrivera plus désormais. Il lui restait ce tas de lettres, plus d'une centaine, écrites entre 1972 et 2007. Un vrai roman, écrit par une espèce d'hystérique, dont il n'avait que faire, sinon le renvoyer à son expéditeur. Et vite fait bien fait, Ole !

Ainsi fit Léonard, sans lire aucune autre lettre, par un joli paquet accompagné d'un courrier attestant qu'il s'agissait certainement d'une erreur et qu'en tout état de cause, il signifiait son refus de l'héritage.

 

Une semaine plus tard, sa femme lui annonçait ingénument au déjeuner que le facteur avait apporté une grosse enveloppe, et qu'elle avait dû en payer le port ! Devant Hélise, le regard fuyant, il fit l'étonné, mais son esprit était déjà sorti de table et concentré sur les justifications qu'il aurait inévitablement à fournir. Malheureusement, le notaire n'avait pu accepter le rejet de l'héritage « compte tenu du fait que le sceau avait été brisé. Or, un legs ne peut être refusé qu'avant d'en connaître le contenu, avant jouissance. » Jouissance, quel à-propos !

Tous les jurons s'embrouillèrent en un râle confus au fond de sa gorge. Ce geste fatal, réflexe malencontreux, du bris du sceau, s'enfonça une troisième fois en lui, comme une estocade.

Mais Hélise fut admirable, comme seules les femmes savent l'être dans ces cas-là, c'est-à-dire compatissantes et responsables. Léonard était redevenu ce petit garçon rassuré par sa charmante maîtresse, adulte et douce et bienveillante. Elle compatit au récit que lui fit Léonard, victime innocente d'une aficionada histérica. Elle crut en son amnésie totale à propos d'une possible relation amoureuse avec une confuse Véronique, ou une improbable Thérèse. Où elle fut grandiose, ce fut lorsqu'elle lui posa la question des autres héritiers. Que d'autres héritiers existassent, cela ne l'avait même pas effleuré !

 

Le lendemain, il appelait à l'étude. Oui, il y avait une autre héritière, la fille unique de la défunte. Cela parut un peu curieux au notaire que Léonard ne connût point la fille de Madame Térez, mais après avoir marmonné quelques fumeuses explications, il obtint l'adresse de Lydia Térez, à Toulouse. Donc la fille portait le nom de sa mère, et avec un prénom espagnol de surcroît, Ole !

 

La décision de se rendre à Toulouse et de rencontrer Lydia était prise. Mais il remettait toujours. Les semaines, les mois s'écoulaient. La saison des courses de taureaux était déjà passée, les pommes cueillies, la grisaille de l'automne installée. Décembre déjà ! Il se décida enfin à appeler Lydia Térez. Cette Lydia, pas même étonnée, plutôt expansive et sereine, lui répondit au téléphone comme si elle le connaissait depuis toujours. Il s'y rendit la veille de Noël, en fin de matinée, la démarche hésitante, la gorge sèche. Il se souvenait d'autres rencontres du passé, ressentait les mêmes émois, angoisse et désir mêlés, envie d'entrer dans l'arène, envie de s'enfuir, l'union du courage et de la lâcheté. Mais sa porte était entrouverte et l'invitait à l'audace plutôt qu'à la fuite.

 

Lidia (avec deux i) était une femme d'une quarantaine d'années de type méditerranéen, volubile et agréable. Elle lui parla de sa mère catalane, Verónica, devenue Véronique en entrant en France. Depuis l'adolescence, Lidia avait très peu vécu avec sa mère, qui chantait et dansait dans les cabarets, à Toulouse, à Barcelone aussi. Véronique avait d'ailleurs beaucoup déménagé. Lidia était née en 1963, à Toulouse. Non, elle n'avait pas connu son père, mort avant sa naissance. Oui, elle avait des photos de sa mère. « Ah ? Sa mère écrivait des lettres d'amour qu'elle n'envoyait pas ? » Visiblement, Véronique n'avait pas été une mère possessive. Lidia en parlait avec un détachement inattendu, presque inconvenant.

Léonard regardait Lidia avec obstination, longuement, attentivement. Il devait se rendre à l'évidence, sa mémoire s'était corrompue. Comment avait-il pu oublier entièrement cette Véronique, au point de ne la reconnaître sur aucune photo, de n'avoir été aucunement interpellé par la ressemblance entre Lidia et Sophie, sa fille unique ?... Unique ? A la naissance de Lidia, sa mère avait trente-huit ans et Léonard... vingt-et-un ! Ce qui voulait dire qu'il pouvait être... qu'il devait être ... qu'il était... son père !

Après le profond silence d'une interminable minute, ils se levèrent et s'observèrent. Léonard debout, les pieds écartés en compas, les bras en avant comme s'il tenait une cape, soutint le regard lumineux des yeux noirs de Lidia. Tandis que Lidia se précipitait dans ses bras tendus, Léonard pivota sur la pointe des pieds, entraînant Lidia dans ce mouvement tournant de véronique, sous les bravos et les olé ! d'une foule imaginaire.

Enfin, ils s'étreignirent sauvagement.

— Lidia, si nous fêtions Noël ensemble ?

— Non, pa..., Léonard, c'est trop compliqué, j'ai pris des engagements pour ce soir, il nous faut prendre du recul, tout est si soudain, inattendu, et tu dois en parler chez toi.

Une fois encore, Hélise fut impériale et sa discrétion muette jusqu'au soir fît chaud au cœur de son mari. C'était la veillée de Noël. Sophie était là, les enfants d'Hélise également. Au sein des familles recomposées, on parle de presque tout, mais l'intime n'y est pas de mise. Comment fallait-il annoncer cette nouvelle ? Et comment serait-elle accueillie ? Attendons un peu, c'est cela, attendons. Rassuré et un peu pompette, Léonard s'endormit comme un enfant. Au réveil, Hélise était distante, comme contrariée. « Es-tu sûr que cette femme est ta fille ? As-tu lu toutes les lettres ? ... Moi, oui, en ton absence. Lis celle-ci, s'il te plaît, c'est la plus récente ». Le ton d'Hélise ne laissait aucune alternative à Léo. La migraine lui sciait le crâne. Son cœur battait à nouveau par à-coups irréguliers. Une odeur de drame parfumait la chambre.

« Léo, mon cher Léo, je crains que cette lettre ne soit la dernière. Je suis vieille, hospitalisée, c'est la fin, mais j'ai encore toute ma lucidité. J'ai demandé au notaire de passer. Nous réglerons les derniers détails. J'ai finalement décidé de te faire remettre toutes ces lettres, écrites pendant trente-cinq ans. C'est un drôle d'héritage, j'en conviens. Mais à travers elles je survivrai en toi. Tu les liras... ou pas. Si tu les lis, tu sauras ce que furent mes souffrances, mes erreurs, mes combats et mes joies. Comment j'ai survécu et me suis détachée de toute culpabilité, au risque de paraître frivole. Tu découvriras pourquoi je t'ai poursuivi toutes ces années. J'ai confiance en ta bravoure pour en supporter le poids. Tu es un homme solide ; tu as de qui tenir ! En 1941, au camp d'Argelès, j'attendais un enfant de José, réfugié catalan comme moi. José fut l'amour de ma vie. Avant toi, bien sûr. C'est pour cet enfant que José s'est enfui du camp, pour nous préparer une vie dans ce pays. Il devait revenir me libérer avant l'accouchement. Peu avant Noël, une jeune infirmière de la Croix-Rouge est venue nous chercher, nous, les femmes enceintes. C'est au domaine d'En Bardou que j'ai accouché, loin du froid, du vent, du sable et de la promiscuité du camp. C'est là que j'ai passé les plus beaux moments de ma vie, ignorant tout des horreurs de la guerre. C'est là aussi que j'ai accompli le geste le plus terrible pour une mère : abandonner son enfant, son fils de quelques mois.

Je me suis réfugiée dans une vie de plaisir et de futilité, une vie olé-olé, comme on dit, pour survivre malgré cette mutilation. Mais je me suis déjà exprimée là-dessus dans de nombreuses autres lettres. Lorsque j'ai retrouvé mon fils, il était trop tard pour le reprendre. Il avait été adopté par une bonne famille toulousaine, les Garraux. Les Garraux et moi, nous avons décidé de garder le silence sur ta naissance. J'ignore s'ils s'y sont tenus, mais moi ta mère oui. Tu es né Leonardo Térez, le 19 janvier 1942 à la maternité suisse d'Elne, de José Serrano y Tomás, apprenti torero et de Verónica Teresa Pérez, chanteuse de cabaret. Que la vie te soit douce encore mon beau Léo, Olé ! »

« Ta maman qui t'a tant aimé »

 

1 - Devant la poussée des troupes franquistes, et après la chute de Barcelone, les républicains espagnols et leurs familles, soit 450 000 personnes, ont traversé la frontière française, dès janvier 1939. Cet exode fut appelé la Retirada. Les autorités françaises, débordées par cet afflux de population, les rassemblèrent dans une dizaine de camps d'internement, principalement situés dans les Pyrénées Orientales, parmi lesquels le camp de concentration (terme que l'on a ensuite appliqué aux camps de travail et d'extermination nazis) d'Argelès-sur-mer.

 

2 - Plusieurs associations humanitaires apportèrent leur aide pour soulager la vie des réfugiés. En 1939, une jeune infirmière du "Secours suisse aux enfants", Elizabeth Eidenbenz, ouvrit à Elne une maternité pour accueillir les femmes enceintes, de toutes races et nationalités, venues des camps de concentration des Pyrénées Orientales. Contre l'avis de sa hiérarchie, elle réussit à maintenir ce lieu de paix, d'entraide et de réconfort jusqu'à sa fermeture par les Allemands en 1944. 597 enfants sont nés à la maternité suisse d'Elne, de 1939 à 1944. Elizabeth Eidenbenz fut décorée de la médaille des "Justes parmi les justes" en 2002 et de la Légion d'honneur en 2007. Aujourd'hui âgée de 97 ans, elle vit en Autriche.

 

3 - A leur entrée en France, les autorités départementales françaises établirent des papiers provisoires pour tous ces réfugiés. Certains fonctionnaires chargés de cette tâche, peu habitués à la sonorité de la langue catalane, commirent un certain nombre d'erreurs de transcription des noms de famille. La méconnaissance de la différence de sens entre « nombre » et « apellido » a contribué à maintes confusions. C'est ainsi que la catalane « Verónica Teresa Pérez » devint en France « Véronique Térez » tout à fait officiellement.

 

Patrick de Meerleer, Varilhes, Ariège

15.07.2010 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |