Clin
d'œil de l'au-delà
Troisième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2010
DRÔLE
D'HÉRITAGE, Madame, drôle d'héritage, me dit-il...
Il s'adossa au fauteuil, croisa les jambes puis les bras, et conclut sa
mise en place par un sourire en biais qui fit plisser ses yeux déjà
minuscules... Son air amusé ne me parut pas de circonstance et
ne manqua pas de m'intriguer.
Tout, ici, correspondait à l'image conventionnelle
que représentait pour moi un bureau de notaire : le bureau imposant,
d'un style et d'un siècle incertains, dont le désordre laissait
supposer un retard de travail ou des négligences coupables, l'armoire
vitrée dont les étagères ployaient sous le poids
de dossiers empilés en mille feuilles, tout autant de transactions
et d'actes en tout genre, qui vivaient leurs derniers instants d'archives
dans un linceul de poussière. Sur la droite, la cheminée
en marbre noir surmontée d'un grand miroir cerné par d'imposantes
dorures complétait ce décor vieillot et solennel. Tout,
dans ce lieu, propageait en moi un vague sentiment de malaise...
Brutalement, de mauvaises pensées s'imposèrent
à moi, dont je ne fus pas fière : vu son allure désuète,
la secrétaire qui m'avait reçue dans le bureau voisin me
paraissait avoir intégré les murs. Je l'imaginais sans effort
portant un célibat imposé par la haute disponibilité
requise à servir ce patron à l'air rusé, qui devait
avoir largement profité de la dévotion qu'elle lui portait...
Oublions cela... J'étais là, devant
un monsieur qui, après que nous avions réglé diverses
formalités, m'apprenait qu'il restait à faire une dernière
mise au point. Curieusement, il avait l'air de s'en délecter, vu
le temps qu'il prenait pour m'en donner les détails.
Qu'avait encore imaginé mon père ?
Cher papa ! Atypique ? Un original, disait sa mère.
Un épicier de campagne, amateur de Rimbaud et poètes divers,
qui écoutait France Culture sur un transistor grésillant,
posé sur le siège passager d'un camion bruyant,grâce
auquel il ravitaillait la gent agricole disséminée dans
la campagne aveyronnaise, pas encore contaminée par le supermarché...
Il s'attablait souvent en invité devant le
pot-au-feu et les châtaignes, racontait les nouvelles, portait «
la pharmacie », et embarquait de temps en temps le facteur et son
vélo, pour lui économiser quelques kilomètres de
grimpette. Le curé lui-même profitait parfois de son véhicule,
lorsqu'il devait aller dire amen au chevet lointain d'un partant pour
le grand voyage.
Pour le remercier de ses services divers, les villageois
l'avaient élu aux municipales comme adjoint au maire, ce dont il
n'était pas peu fier.
Le maire l'avait alors chargé de trouver un
moyen d'intéresser les touristes à ce petit village de 1 500
âmes, pour garnir le seul hôtel de l'endroit que le propriétaire
menaçait de vendre à un Belge qui, lui, prétendait
que la vallée avait un potentiel.
Mon père s'étranglait à l'idée
de prostituer sa terre à des inconnus qui ne sauraient même
pas parler patois. Bien qu'on lui dise que ce n'était peut-être
qu'une histoire belge, il mit tout son cœur à expliquer aux
pêcheurs de la région que la rivière du village regorgeait
de fretin pas si menu que ça, et aux autres, que diverses curiosités
agrémentaient le coin.
Son enthousiasme paya, et le village gagna en popularité.
Que me laissait-il donc encore en héritage
? Les œuvres complètes de Dumas ? Un condensé de l'histoire
de France qui le passionnait ? Sa Bible reliée en cuir ?
Il avait vendu ses biens pendant sa maladie, gratifié
sa femme méritante qui n'était pas ma mère, aidé
cette mairie qu'il avait tant aimée, m'avait laissé une
voiture neuve et sa collection de pipes. Que restait-il à donner
ou à dire ?
« Chère Madame, » reprit
Maître Dupuy en se frottant les mains, je dois vous avouer une chose
: Voilà quarante ans que j'exerce mon métier, et je n'ai
jamais eu, en mon étude, à transmettre les volontés
aussi peu banales d'un défunt, à propos de son héritage...
Alors voilà de quoi il s'agit : votre père,
de son vivant, est venu me trouver un jour, et sentant venir sa mort prochaine
- si j'ose m'exprimer ainsi - m'a laissé l'enregistrement que voici.
« J'ai une fille unique, qui vit dans la
marginalité, car elle pense que l'argent est le cancer de la vie
et détruit tout. Sans argent, prétend-elle, il n'y aurait
pas de pouvoir, pas de riches et pas de pauvres, pas de trahisons, pas
de guerres, etc.
La société de consommation lui apparaissant
insupportable et totalement indécente, elle a choisi un mode de
vie presque austère, en accord avec ses utopies. Ce qui m'inquiète
quelque peu, car je crains qu'un jour la réalité ne la rattrape,
et qu'elle se retrouve carrément à la rue.
Je lui ai proposé, avant de disparaître,
une somme modique pour un héritage, puisqu'il s'agit de 25 000
Euros, et elle les a refusés. Soit.
Je lui ai alors laissé par écrit le
message suivant, que je lui ai demandé de lire seulement après
mon décès, mais immédiatement après celui-ci. »
« Toi, ma fille, tu es athée
et ne crois en rien, ni ici-bas, ni ailleurs. Mais moi qui crois encore
que tout se paie, je me dis qu'au cas où il y aurait une vie
après la mort, il est peut-être nécessaire de s'acquitter
d'une espèce de péage pour avoir accès à
une autre vie, va savoir ! Donc, je te demande, le moment venu, de mettre
dans mon cercueil les 25 000 € que tu n'as pas voulus
et que j'ai déposés dans le petit coffre de mon secrétaire.
J'ai demandé par ailleurs à Me
Dupuy, une fois qu'il aurait réglé l'essentiel, s'il accepterait
de s'assurer du fait que cette dernière volonté de ma
part ait bien été respectée, non pas que je ne
te fasse pas confiance, mais connaissant ton désintérêt
pour l'argent tu aurais pu oublier ce détail, tout entière
tournée vers la peine que je suppose. Auquel cas, l'argent serait
toujours dans le coffre où il ne faudrait pas l'oublier, car
des mains anonymes pourraient bien s'en saisir.
Je t'aime et je t'embrasse. »
Alors, me dit M. le notaire, croisant ses bras sur
le bureau et avançant vers moi un visage manifestement crispé
par l'effort de retenir un rire tout proche, qu'en pensez-vous ?
— Ecoutez cher Monsieur, puis-je avoir un stylo et un papier ?
II me tendit le tout, intrigué, voire stupéfait.
Cette histoire devait lui paraître complètement surréaliste...
Et j'écrivis ceci :
Cher Papa
Etant hors de question pour moi de te décevoir,
moi, Véronique Monnier, atteste par la présente, avoir
respecté à la lettre tes dernières volontés
qui étaient d'avoir 25 000 € dans ton cercueil,
afin de t'acquitter de ton passage dans l'au-delà.
De fait, j'y ai déposé à
cet effet un chèque de la somme dite, dans une petite boîte
en métal.
T'en souhaitant bonne réception, je te
dis, qui sait, à plus tard.
Je t'embrasse.
Me Dupuy tendit le bras, ajusta ses lunettes,
et lut par deux fois, me sembla t-il, ce que je venais d'écrire.
Contre toute attente (quoique ! ), le sourire qu'il arborait depuis le
début se ferma d'un coup.
Il se leva lentement, sans quitter le papier des yeux
. Ceux-ci s'agrandirent bizarrement, et sa bouche dessina un O presque
parfait. Quand il sortit enfin de sa stupeur, il murmura :
" Non ! C'est sérieux ? Vous avez réellement
fait ça ?
— Bien sûr... Bon, tout est réglé
maintenant, je peux partir ?
Il souffla un « oui » à
peine audible, l’œil toujours rivé sur le papier.
Je tournai les talons, lâchai un « merci-au
revoir », et enfilai le long couloir.
Depuis son bureau ouvert, la secrétaire me
regarda par-dessus ses lunettes, et répondit à mon salut
par un sourire doux et triste, qui me fit regretter mes pensées
précédentes.
La lourde porte claqua derrière moi. Un vent glacé me cingla
le visage, mais l'air qui emplit mes poumons chassa mon impression d'étouffement.
Je respirai un bon coup avec un sentiment curieux de délivrance
!
— Alors, à nous deux, mon cher Père
!
Si, dans notre vie, nous avons eu des points de vue
différents et des difficultés à communiquer, nous
avions au moins ensemble le goût du rire et de la farce !
Merci de m'avoir envoyé, par notaire interposé,
ce dernier clin d'oeil qui nous permet de nous quitter dans une vraie
complicité. Car, malgré la naïveté que tu me
reprochais, tu n'as bien sûr pas cru une minute que j'allais adhérer
à ton histoire délirante de cercueil !
Forcément, ta stratégie a marché.
Je me suis vue contrainte de conserver les 25 000 € déposés
dans le coffre, ce qui était ton souhait évidemment...
Mais en retour, j'ai réellement mis un chèque
de 25 000 € dans ton cercueil, histoire que tu entres dans
l'Eternité de bonne humeur !
Les voies du Seigneur étant impénétrables,
peut-être à bientôt dans l'au-delà mon cher
papa, pour parler et rire ensemble de nos aventures !
Raymonde Camolese, Montesquieu-Volvestre,
Haute-Garonne |