Il
suffirait d'un geste
Troisième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2009
AVOUEZ que le
secret avait été bien gardé. Pourtant, mes chers
enfants, comme il vous eût été facile de l'éventer,
ce secret qui n'en était pas un, comme il vous eût été
simple d'éviter tout ce gâchis...
Vous avez avec raison cessé de me chercher dans cette vaste demeure
vide. Vous vous demandez où je peux bien être à cette
heure... Moi je sais que vous êtes à présent assis
sur les chaises du grand salon, face à la cheminée désormais
morte, lisant ces lettres que j'ai laissées à votre intention.
Je vous connais tellement !
Vous êtes arrivés à la maison
il y a vingt minutes à peine, bien sûr séparément
; vous ne vous êtes pas salués, pas même une poignée
de main, à peine un regard plein de rancune. Vous avez été
surpris de trouver une pancarte « A Vendre » accrochée
au portillon du jardin ; vous vous êtes composé des visages
de circonstance, tristes et abattus, et avez franchi le seuil évidemment
sans échanger une parole. Que vous attendiez-vous à trouver
dans cette demeure qui fut celle de votre enfance et de votre adolescence
? Une atmosphère lourde et endeuillée, un silence plein
des chuchotis qu'impose l'imminence du départ d'une âme vers
l'au-delà, quelques membres de notre famille, un médecin
et deux ou trois amis proches entourant de leur présence et de
leur affection une femme au souffle rauque, moi, votre mère, rongée
par ce cancer dont je vous ai si précisément décrit
les violences et les ravages dans de longues lettres depuis près
d'un an...
Vous avez trouvé une maison froide, vide, dépouillée
de tout mobilier, hormis deux chaises solitaires tournant le dos à
la fenêtre qui donne sur la rue.
Vous avez parcouru les pièces désertes,
à la recherche d'une explication, d'un signe de vie, peut-être
d'un souvenir oublié dans un placard ou au fond d'un tiroir. Vous
avez échangé des regards méfiants, peut-être
quelques propos aigres et venimeux, persuadés que l'un d'entre
vous devait avoir la clé de cette énigme et refusait de
la communiquer à l'autre. Vous avez enfin trouvé les lettres,
une sur chaque chaise, portant vos noms sur les enveloppes : Tania, Pierre.
Tania, tu as ouvert avec mille précautions
ton enveloppe et tu lis cette lettre avec l'attention que tu portes à
toute chose. Tu glisses de temps en temps un œil chargé d'envie
vers ton frère, te demandant si les confidences que je porte dans
ses lignes ne sont pas plus sincères que sur les tiennes. Pierre,
tu as rageusement déchiré l'enveloppe et tu l'as jetée
en boule dans la cheminée avant de te mettre à lire, sans
te soucier de savoir si un feu y brûlera un jour pour la réduire
en cendres. Tu es persuadé que la lettre destinée à
ta sœur contient plus d'affection que la tienne, tu ne te poses même
pas la question.
Vos lettres sont identiques, mes enfants chéris,
à la virgule près. J'en ai rédigé deux car
je savais que la haine que vous ressentez l'un pour l'autre vous empêcherait
de partager ne fût-ce que la lecture d'une seule.
Cette maison qui fut la vôtre a été
vidée par mes soins, son contenu a été donné,
distribué, offert, éparpillé dans les demeures amies
de ce hameau. Quand elle sera vendue, le produit de la vente ira à
une œuvre de bienfaisance dont le nom est déposé chez
mon notaire.
Il ne vous restera que ce que la loi m'oblige à
vous laisser.
Un geste, il suffisait d'un geste...
Vous avez tous deux quitté la maison un jeudi
voilà près de dix ans, pleins de rage et de haine l'un envers
l'autre. D'où venait-elle, cette haine qui vous ronge, sinon du
tréfonds des âges ? Je vous ai portés ensemble dans
mon ventre, faux jumeaux tellement dissemblables et si pareillement aimés.
Nourrissons, vous vous disputiez déjà le même sein
et réclamiez la même main maternelle, enfants, vous ne cessiez
de batailler pour vous assurer de détenir la première place
dans nos cœurs. Nous avons mesuré chacun de nos gestes, soupesé
nos moindres paroles, équilibré autant que nous le pouvions
cadeaux et punitions. Rien n'y a fait...Vous avez grandi dans la méfiance,
vous repaissant de cette jalousie sordide qui pourrissait nos vies et
me dévorait le cœur. Quand votre père est parti, votre
lutte est devenue incessante et fratricide. Je n'ai pas su juguler cette
haine, je n'ai pas réussi à l'étouffer, à
la noyer. Il a fallu vous séparer, et donc me séparer de
vous. Garder l'un de vous près de moi eût été
condamner celui qui était envoyé au loin...
Aucun de vous n'a su tirer profit de la distance mise
ainsi entre nous, le temps n'a fait qu'exacerber les rancunes et les ressentiments.
A chacun de vos retours pour de pénibles week-ends ou pour de trop
longues vacances, je sentais que votre rivalité se doublait d'une
sombre rancune à mon égard. J'étais impuissante à
vous prouver un amour égal et incapable de trancher, d'avouer une
préférence que je ne ressentais pas. Vous m'en avez voulu,
vous m'en voulez encore. J'ai tout tenté, tout essayé pour
comprendre cette rancœur et désamorcer ses perpétuels
déchaînements. Je vous ai tour à tour ouvert mon cœur
de mère, gâtés, punis, voués aux gémonies...sans
succès. Vous retourniez dans vos pensions respectives pleins d'amertume
et de colère.
J'ai refusé la proposition d'une seconde vie avec Paul, ne pouvant
lui imposer le fardeau de votre mésentente et la charge d'une femme
brisée par l'incompréhension et la culpabilité.
J'ai toujours su où vous étiez et ce
que vous deveniez. Je vous ai écrit, souvent, ne recevant que de
rares réponses dont la brièveté se mêlait à
une froide indifférence.
J'ai pensé que seule la perspective de ma disparition pourrait
recréer un lien fraternel, même ténu. On se soude
les coudes dans l'adversité, on fait front commun devant la douleur.
C'est pourquoi, voici près d'un an, vous avez chacun reçu
une lettre où je me disais atteinte d'un cancer au sein : pauvre
évocation d'un cœur qui allait de mal en pis...
J'ai conservé la carte de « prompt rétablissement
» que tu m'as alors adressée, Tania, tu y avais ajouté
l'adresse d'une clinique capable de miracles.. J'ai bien reçu tes
fleurs, Pierre, des rosés, accompagnées d'un mot dans lequel
tu disais avoir confiance dans ma force vitale et mon énergie.
Vous n'êtes pas venus.
Je vous ai détaillé une première intervention, puis
la seconde un peu plus tard, vous suggérant de tirer un trait sur
le passé et de venir aider à ma guérison par une
présence commune.
Vous n'êtes pas venus.
Au fil des mois et malgré les opérations et les traitements,
je vous ai appris que le cancer avait progressé : Pierre, tu as
su que le poumon gauche était atteint, Tania, je t'ai annoncé
que l'intestin était touché. Je vous ai transmis l'adresse
d'une clinique, un numéro de chambre, deux noms et deux numéros
de téléphone: ceux de Paul, mon médecin traitant,
et ceux de Bérangère, mon amie. Tous deux pouvaient vous
renseigner sur mon état si je n'étais plus capable de le
faire et vous réconforter si le besoin s'en faisait sentir.
Toujours ce souci de ménager vos susceptibilités !
Pierre, tu as discuté d'homme à homme de ce poumon avec
Paul, il t'a confirmé ma lente dégradation et la souffrance
qui l'accompagnait. Tu t'es souvent entretenu avec lui, tu m'as écrit
aussi, me disant regretter que nos relations soient devenues ce qu'elles
étaient. Tu n'es pas venu.
Tania, tu t'es ouverte à Bérangère, entre femmes
le courant passe mieux, tu as su que le mal progressait dans l'abdomen,
tu as inondé la clinique de fleurs, de bonbons et de cadeaux. Tu
n'es pas venue.
Il aurait suffi d'un simple contact entre vous pour noter le manque de
cohérence dans les informations que je vous transmettais et lever
un coin du voile.
Ce numéro de chambre n'existait pas dans cette clinique, et je
n'étais pas sur la liste des patients. Vous l'auriez su si vous
étiez venus m'y visiter.
Je me trouvais chez moi, pleine de santé, je vous attendais, je
vous espérais.
J'ai vidé la maison et pris ma décision : je partirai avec
Paul et commencerai une vie nouvelle, j'oublierai jusqu'à vos noms
et vos visages. Mais avant, j'ai tiré ma dernière cartouche,
priant mon notaire de vous convoquer dans notre maison avant mon départ
pour un autre monde. Et là, vous êtes venus.
Je veux ignorer les éventualités bassement intéressées
de votre venue et la considérer sous ce seul aspect : l'imminence
de la mort d'un être qui vous est cher vous poussera dans vos derniers
retranchements et vous permettra de passer enfin au-delà de vos
haines.
Il suffirait d'un geste, mes enfants chéris,
d'un geste de fraternité l'un envers l'autre, et vous me prouveriez
que mon jugement est le bon, que notre famille a survécu et survivra
encore.
Ce geste, je l'attendrai jusqu'à quinze heures trente. Après,
il sera trop tard, je serai partie.
Marie ».
Pierre et Tania consultèrent leurs montres
d'un même élan. Ils se levèrent d'un même mouvement
et pendant cinq longues minutes se dévisagèrent, incrédules
et hésitants. La main de Pierre ébaucha un geste vers Tania,
et retomba. Tania recula d'un pas. Puis dans un parfait ensemble ils tournèrent
la tête vers la fenêtre donnant sur la rue et aperçurent
la haute silhouette de leur mère qui les observait derrière
la vitre.
Marie soupira et leur envoya un baiser du bout des
doigts. Puis tournant le dos à la maison, elle descendit l'allée
et referma le portillon derrière elle.
Dans le taxi qui les emportait, elle se tourna vers
Paul et lui sourit à travers ses larmes.
Laurence Goigoux, La Pérouse
Fossat (31) |