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Plume de stylo  L'intrigante

Troisième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2008

QUAND j'entrai dans la salle réservée aux voyageurs, mon premier regard fut pour l'horloge , ou plutôt pour l'horreur qui en tenait lieu. Je n'en crus pas mes yeux et un violent sentiment de colère m'envahit : on avait remplacé l'ancienne horloge qui, depuis l'ouverture de la gare, presque cent ans auparavant, veillait affectueusement sur nous autres usagers. Qu'avait-on fait d'elle, d'ailleurs ? Dans quel local obscur et sous quel prétexte l'avait-on reléguée ? C'était injuste car elle avait toujours fidèlement et exactement indiqué l'heure dans sa rondeur classique et bon enfant. Cette mise au rebut était également d'une stupidité coûteuse : il n'y avait pas besoin d'être connaisseur, en effet, pour évaluer le prix du bijou technologique installé au-dessus de l'accès au quai.

Je bouillais intérieurement en détaillant la mince et ostentatoire intruse. Il me faudrait désormais plisser les yeux pour distinguer ce qu'elle indiquait. J'ai des lunettes, évidemment, mais j'ai les soixante quatre ans coquets. Je déteste le visage que me font les montures pourtant signées et qui me « vont à ravir », selon mon opticien et quelques prétendus amis. Je suis loin d'en être convaincue : je suis myope, pas aveugle !

Où donc avaient-ils déniché cette intrigante ? Le boîtier rectangulaire partagé en deux parties lui donnait un air stupide. Dans la partie supérieure, deux « flèches » rutilantes mais minuscules tenaient lieu d'aiguilles. La partie inférieure était un écran numérique qui affichait en caractères phosphorescents « 5:45 », au lieu de « 17:45 », ce qui m'ulcéra au plus haut point. Penser que cela ferait sans doute la joie des ignares, de plus en plus nombreux, qui ne savent pas lire l'heure, attisa ma fureur.

Indépendamment de tous ces détails, par ailleurs mineurs, j'étais certaine que l'objet aurait des sautes d'humeur et ne tarderait pas à avancer, retarder ou se bloquer.

Mon fils aîné m'avait une fois offert une montre « moderne » équipée d'un cadran numérique pour remplacer ma vieille montre qui fonctionnait pourtant parfaitement bien mais qu'il trouvait « ringarde ». Ringarde ? Peut-être ! Mais au bout de six mois, des problèmes d'incompatibilité s'étant déclarés entre ma nouvelle montre et moi, j'avais dû m'en défaire pour reprendre ma montre certes « ringarde » mais fonctionnelle. Il était évident que cette nouvelle horloge ne tarderait pas à faire elle aussi des caprices, et qu'il faudrait la remplacer... ou réinstaller celle qui avait été injustement évincée.

Je jetai un regard féroce à l'antipathique intruse et demeurai perplexe. J'avais senti, oh ! de façon fugace mais très nettement, que cette horloge éprouvait pour moi une haine aussi intense que celle que je lui vouais...

J'écourtai mon voyage pour revenir plus vite à pied d’œuvre. C'était décidé : je remuerais les foules, ferais circuler des pétitions, obtiendrais de gré ou de force le retour de notre ancienne horloge.

J'avais eu le temps de ruminer ma rancœur pendant les trois jours passés chez mon fils (celui de la montre !) et ma bru. Lui était chagriné de me voir repartir si vite : je cuisine mieux que sa Chantal, mais elle était ravie de me voir les talons, elle. Aucune franche hostilité entre nous mais cette jeune femme, susceptible, ne supporte ni conseil ni critique. Dieu sait pourtant si j'en donne avec parcimonie et délicatesse.

Bref, je retournai le plus vite possible dans mon petit Tournus pour tenter de rameuter mes amis et exiger la restitution de NOTRE horloge.

Il fallut tout d'abord m'assurer qu'elle existait toujours et qu'elle était en état de marche. C'était le cas : on ne l'avait pas encore fait disparaître et elle égrenait fidèlement mais avec morosité les heures, coincée entre le bureau de Jérôme Volatier, le chef de gare, et la cloison. Confiante dans l'amitié qui nous avait liés autrefois Jérôme et moi, je m'étais autorisée à pénétrer dans son antre, pourtant « interdit au public » :

– Eh bien Carole ! On vient voir son vieil ami avant son départ à la retraite ?

– Tu pars à la retraite ! ai-je bafouillé, atterrée.

Il a d'abord ri puis il s'est attristé. On l'avait laissé à son poste le plus longtemps possible mais à soixante-cinq ans, il devait rendre son képi et laisser la place à un jeune. J'appris à cette occasion que c'était le jeune en question qui, déjà nommé et occupé à se familiariser avec le lieu et la fonction, avait commencé à rénover la gare. Je n'avais rien contre les peintures fraîches et les bancs neufs ; au contraire ! mais l'horloge, hein ! Pourquoi changer une horloge dont le seul défaut était... son âge ?

Nous eûmes le même regard apitoyé vers la délaissée qui continuait à chuchoter son « tic tac » dans la pénombre. Nous soupirâmes de concert : appartenant à la direction des chemins de fer, l'horloge retournerait à la direction des chemins de fer. Ce qu'ils en feraient ? Comment le savoir ! Une chose était certaine : ils n'attendraient pas qu'elle ait murmuré son dernier tic tac pour s'en débarrasser Dieu seul sait où.

Il fallait faire quelque chose, mais quoi ?

La récupérer ? Hors de question. On ne détourne pas comme ça un matériel même inutilisé et jugé inutilisable.

L'acheter ? Certainement pas ! Il était impossible de faire entrer une telle recette dans les chapitres prévus au budget.

La voler nuitamment ? Ni Jérôme ni moi n'avions l'étoffe de voleurs.

« S'occuper » de l'autre ? Mais de quelle façon ? Monter jusqu'à elle (et comment ?) pour la trafiquer, la mettre hors d'état de marche afin d'obliger la direction à remettre l'ancienne en service ? Ni Jérôme ni moi n'avions des notions d'électronique et des dons d'acrobate...

Moins d'un mois plus tard, la veille de son départ, tôt le matin après une nuit d'orage, Jérôme m'appela au téléphone.

– Viens vite, Carole.

II ne voulut rien me dire mais sa voix était soulagée et contenait plus qu'un zeste d'excitation. Je courus aussi vite que mes pauvres jambes variqueuses me le permettaient et manquai tomber de saisissement en entrant dans le hall : notre horloge avait retrouvé sa place et l'intrigante gisait à terre. Un ouvrier en salopette, accroupi au pied de l'échelle qui lui avait permis de décrocher l'une et de réinstaller l'autre, achevait de ranger son matériel dans un coffre métallique. Le « tic tac » de la revenante sonnait clair et joyeux.

– L'orage ! a murmuré Jérôme en passant son bras autour de mon épaule. C'est grâce à l'orage... Je pense qu'ils n'essaieront pas de la remplacer de sitôt !

Nous avons ri, tous les deux et l'horloge, en écho, a laissé échapper tout un chapelet de « tic tac » joyeux. L'ouvrier a levé des yeux effarés :

– Vous avez entendu ? nous a-t-il dit.

– Entendu quoi ? avons-nous répondu d'un air candide.

Il est parti, troublé, se retournant plusieurs fois pour examiner la « machine infernale »... Elle tomberait elle aussi en panne, à coup sûr ! Mais il ne faudrait pas compter sur lui pour mettre la main au boîtier !

Nous, on a ri de plus belle et on est resté côte à côte à contempler notre horloge un petit moment. Puis il a bien fallu partir. Et là, que vous me croyiez ou non, elle a agité joyeusement ses aiguilles comme pour nous dire au-revoir.

 

Joëlle BRETHES

Saint-Denis de la Réunion

01.03.2010 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |