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Le
livre
Deuxième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2010
DRÔLE
D'HÉRITAGE ! Penserez-vous. Certes, mais il demeure en
moi, plus précieux que les joyaux de la Couronne.
Le soleil joue au travers du feuillage des
platanes et dessine des plages d'ombre et de lumière sur la table
du café. Ma main, si noire, sur la paume de celle d'Eric semble
minuscule.
J'aime bien Eric, et son air réfléchi
quand il recherche dans sa collection quelque poncif qui lui permettra
de paraître « top » à peu de frais. « En
Afrique, un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle...
» Cette fois, il a fait fort, à défaut d'être
original. Mais je souris à peine. Mon cœur est plein de cendre
et de tristesse. Mon grand-père Doualo est mort, loin de moi sa
« petite impala » comme il aimait m'appeler. C'est l'oncle
Rawa qui nous a annoncé la nouvelle le vingt-cinq juin, juste le
lendemain de mon succès au baccalauréat. Et mon ciel d'azur
vibrant s'est soudainement grisaillé, pleurant des souvenirs comme
une bruine qui ne veut pas finir.
L'oncle Rawa a décidé au nom de toute
la famille : c'est moi qui irai sur la tombe du grand-père Doualo
pour témoigner de notre respect. Sûr qu'il serait très
fier qu'une bachelière vînt l'honorer au vu et au su du village
qu'on ne manquerait pas d'informer.
Mon voisin dans l'avion est bavard comme une pie
; iI est négociant à Ouagadougou et me raconte sa vie avant
de s'enquérir des raisons de mon retour au pays. Je lui explique
qu'il ne s'agit pas d'un retour mais d'une brève visite. Il semble
déçu et tambourine sur son attaché-case. Notre pays
a grand besoin de ses « cerveaux » et il conviendrait que
les étudiants à l'étranger n'oublient pas leur terre
natale. Je suis très flattée qu'il me range parmi les cerveaux
mais me dispenserais volontiers de son cours d'instruction civique. Fort
heureusement, le déjeuner, qu'il accompagne de maintes libations,
le plonge dans une somnolence qui me permet de retrouver le fil de mes
pensées. J'avais cinq ans - il y a treize ans déjà
! - quand un avion semblable à celui-ci m'avait emportée,
en compagnie de mes parents, vers cette planète étrange
que l'oncle Rawa appelait France. Bien sûr, pour moi la notion de
distance ne signifiait rien. Je savais que c'était loin mais le
village de Kourounde, à une bonne dizaine de kilomètres,
était loin aussi. Alors, loin pour loin...
Oncle Rawa vivait en France depuis longtemps et revenait
au Burkina tous les deux ans, la valise débordant de cadeaux et
la bouche remplie d'histoires fabuleuses. Je me souviens qu'il nous parlait
alors de « la ville » et ce mot exprimait toute la magie du
monde. Oncle Rawa racontait mille et mille choses, mais c'est la palabre
de « la ville » que je préférais, et de loin.
Parfois, à la veillée, une voix interrogeait :« Et
les maisons, elles sont grandes ? Plus grandes que le grenier de Saye
? Quoi ! Plus hautes que le baobab !... »
Quand il avait affirmé qu'il avait vu des
tours aussi élevées que trente baobabs empilés les
uns sur les autres, beaucoup avaient estimé qu'il exagérait
vraiment, mais personne n'avait bronché. Surtout pas moi. Primo,
je n'étais pas en mesure d'évaluer l'altitude de trente
baobabs empilés (Quelle drôle d'idée d'empiler des
baobabs !) ensuite, si l'oncle Rawa le disait, c'est que c'était
vrai.
Mamé Sila approuvait son fils en cuisinant
ses galettes de maïs et elle hochait la tête pour marquer qu'elle
ne perdait rien du discours. Grand-père Doualo écoutait
en silence, en tirant sur sa pipe. Moi, je me pelotonnais sur ses genoux
et je jouais à suivre, de la pointe d'un doigt, les grosses veines
qui se croisaient sur le dessus de sa main comme les filets d'eau de la
rivière en saison sèche. L'oncle Rawa parlait, parlait.
La case s'emplissait peu à peu de fumée et embaumait la
galette chaude. Et nous étions bien.
Notre village était situé en plein
plateau Mossi, près des rives de la Nakambe, la Volta Blanche des
atlas. Un tout petit village. Peut-être vingt cases. Plus les greniers,
bien sûr.
Mes souvenirs sont odorants et goûteux comme la case de Mamé
Sila quand elle préparait le beurre de karité. Je me rappelle
ces interminables marches dans la plaine, à la recherche des arbres
porteurs de noix nous régalant de leur pulpe. Seule Mamé
pouvait se vanter de réaliser un beurre parfait. C'est ce que prétendait
grand-père, mais je suis persuadée que c'était la
vérité.
Qui, dans le village, se serait permis de douter
de la parole de Doualo ? Mon grand-père était tout à
la fois le griot, le médecin, le médiateur, le météorologiste
et, plus encore, le vétérinaire de notre communauté.
Nul ne pouvait, comme lui, remettre sur pied une chèvre malade,
et les bergers des alentours le savaient bien qui venaient de loin, portant
sur leurs épaules une bête languide, à demi moribonde,
que Doualo revigorait à l'aide d'une formule magique ou d'un mélange
d'herbes de sa composition. Tout cela gratuitement. Certes, le pasteur
offrait toujours quelques fruits, ou une calebasse de lait, mais c'était
parce que la coutume le voulait ainsi, une forme de politesse.
Eric prétend que les pouvoirs de mon grand-père
relevaient de la superstition favorisant un choc psychologique qui, que,
quoi... Bref, que c'était du charlatanisme vu qu'on n'a jamais
officialisé de guérison à lasuite de ces incantations
plutôt biscornues. Donc, C. Q. F. D. , tout
cela relevait de l'empirisme le plus primaire. J'en ai conclu qu'il devait
être très calé sur le psychisme des caprins en général,
et des chèvres africaines en particulier, mon ami Je-sais-tout.
En fait, la source du savoir de grand-père
Doualo, chacun la connaissait et en parlait avec respect : c'était
le Livre.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, le livre
de Doualo alimentait les conversations, nourrissait les espérances,
rassérénait les inquiets, écarquillait les yeux des
bambins et m'inondait de fierté. J'étais la petite-fille
préférée de Doualo, l'homme au livre magique et je
sentais bien qu'un peu de cette magie me magnifiait au regard des camarades
qui me harcelaient de questions à son propos.
Parfois, à la veillée, pendant que
les femmes nettoyaient les patates douces ou épluchaient les épis
de maïs, une voix s'élevait pour demander à Doualo
de raconter à nouveau l'histoire des anciens, la grande palabre
de Ouedraogo l'ancêtre, ou les aventures de Moro Naba - le roi du
monde - , le chef du royaume du Centre, celui de Ouagadougou. En ce temps-là,
les Mossi jouissaient d'une flatteuse réputation de guerriers redoutables
et les ethnies avoisinantes se gardaient bien d'entrer en conflit avec
eux. Mieux valait éviter le déferlement des cavaliers armés
de lances, quitte à leur abandonner une part des récoltes
ou du cheptel. Grand-père Doualo ouvrait le coffre de bois sculpté
faisant office de coffre-fort, de buffet et de canapé, pour en
extraire avec des gestes lents et précautionneux le grand livre
du savoir.
A cet instant, les femmes cessaient de brasser les
épis, Mamé Sila arrêtait le va-et-vient de son métier
à tisser et moi je me blottissais sur les genoux de mon grand-père,
humant le parfum exotique qui sourdait des pages que ses doigts tournaient
une à une jusqu'au chapitre du jour.
C'était un mystère que je cherchais
à percer : comment tant de gens, de chevaux, de villages, d'animaux
sauvages, pouvaient-ils tenir dans ces feuilles de papier jauni barrées
des lignes noires de caractères que je ne pouvais déchiffrer
? C'est alors, sans doute, que je me promis qu'un jour je découvrirais
le secret des lignes noires et que, à mon tour, je pénétrerais
dans le livre. Quand l'index de grand-père s'arrêtait en
haut d'une page, là où la ligne était plus épaisse,
je savais que l'histoire allait commencer.
Certes, tout le monde les connaissait, ces récits,
mais personne n'aurait su leur donner vie comme Doualo. Sa voix monocorde
coulait à petit bruit ainsi que l'eau des rigoles d'irrigation.
Jamais un mot plus haut que l'autre. Même quand la horde des cavaliers
Mossi mettait en fuite des ennemis terrorisés, le ton restait paisible,
accentuant encore la valeur de l'exploit. Et les yeux des hommes brillaient
dans la case de Mamé Sila comme plein de petites chandelles. Moi,
je ne quittais pas du regard le gros doigt sombre qui suivait les lignes
noires avec une scrupuleuse application.
Oui, décidément, l'heure viendrait
où je pénétrerais le secret du livre du savoir...
De Kourounde, le taxi-brousse m'a conduite, sur sept
ou huit kilomètres, à l'orée des champs de manioc
qui ceinturent le village. Le cousin Diaba est là, qui m'attend
depuis pas mal de temps d'après ce qu'il me raconte. Heureusement
qu'il s'est présenté car je ne risquais pas de le reconnaître.
Il marche devant moi à grandes enjambées. Pour un peu, je
sens qu'il me planterait-là afin de courir annoncer la nouvelle
: la petite impala de Doualo est revenue.
Moi, j'ai les jambes qui flageolent et mon cœur
cogne si fort que je crois l'entendre dans mes oreilles. Je suis chez
moi, chez moi ! Eric n'est plus qu'un vague ovni qui gravite à
des années-lumière sur une orbite qui s'agrandit de plus
en plus. Les premières odeurs de feux de bois me saisissent à
la gorge. Non, je ne pleurerai pas !
Tu parles ! Je suis comme une malheureuse à
sangloter dans les bras de Mamé Sila qui me caresse les cheveux
et me dit des mots que je n'entends pas. Une ribambelle de gamins m'entoure,
interdits et muets devant ces larmes qu'ils ne comprennent pas. Qu'ils
ne peuvent pas comprendre.
Mamé Sila me tire par la main pour m'extraire
de la troupe des femmes qui me pressent, me touchent les cheveux, les
bras, avec de grands rires clairs et des phrases de bienvenue douces comme
des roucoulements. Je ne suis plus qu'une boule de bonheur, d'attendrissement.
Je suis chez moi !
Je m'y attendais, mais je n'échappe pas au
syndrome du retour sur les lieux de l'enfance. Comment se peut-il que
la case de Mamé soit si petite ? Pourtant, lors des veillées
d'antan, elle pouvait contenir presque la moitié de la population
du village. J'ai remis les cadeaux à chacun. Peu de chose en vérité,
mais tous reçoivent leur présent avec tant de gratitude
que mes mains tremblent. Je suis sur la planète du Petit Prince.
Demain, j'irai m'allonger sous le gros baobab et je regarderai la Terre
au loin. Peut-être que je verrai la France...Les derniers voisins
sont sortis. Mamé tient ma main dans les siennes.
« Alors, te voilà savante maintenant
? » ll y a tant de fierté dans sa voix que je n'ose lui dire
que ma science est bien mince, minuscule comparée à celle
de grand-père Doualo.
Mamé se lève, retire le morceau d'étoffe qui recouvre
le coffre de bois. Je pressens la suite.
« Tiens, grand-père avait dit qu'il serait pour toi. »
Le livre du savoir ! Je reconnais sa couverture de
carton vert-brun et je respire son parfum qui me paraît familier.
Mamé, le visage grave, ne me quitte pas du regard. C'est le passage
du témoin, la transmission de la connaissance. J'ai ouvert le livre
au hasard, à une page plus lue que d'autres sans doute. Je tourne
une ou deux feuilles, incrédule, puis reviens à la page
du titre. Bien que ce soit écrit en caractères cyrilliques,
je crois deviner qu'il s'agit d'une œuvre de Tolstoï ! Je demeure
interdite : ainsi donc, grand-père Doualo ne savait pas lire !
Curieusement, son message n'en est que plus fort.
« Merci, Mamé, c'est un grand livre
»
Elle ferme les yeux, heureuse. La mémoire
des anciens est dans de bonnes mains.
Guy Vieilfault, Croissy-Beaubourg,
Seine-et-Marne |