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Plume de stylo  Il ne se doutait de rien

Deuxième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2009

AVOUEZ que le secret avait été bien gardé. Pourtant, sans le savoir elle avait bien failli réduire à néant le fruit de ces mois de préparation !

Il ne se doutait de rien en l'embrassant ce matin-là avant de partir au travail.

« J'essaie de rentrer le plus tôt possible, je t'appelle....»

Non, il ne se doutait pas de ces démons futiles qui l'asticotaient depuis des mois et qui ce matin attaquaient en force.

Ah ce jour-là... elle le redoutait depuis bien longtemps !

Elle avait traqué la nouvelle ride, guetté le nouveau cheveu blanc, prévu le léger relâchement qui gâcherait l'ovale du visage.

A la gym, elle avait tiré encore plus fort; pas question de laisser la place aux vieilles douleurs, mieux valaient des courbatures.

Dans les magasins, elle se laissait tenter plus volontiers par des couleurs vives, plus gaies, plus toniques; elle, une inconditionnelle des camaïeux marron-beige-kaki.

C'est donc cela une vie...

Une enfance dont il ne nous reste que de vagues souvenirs allant de Noëls en Carnavals et de vacances à la mer en rentrées des classes...

Une jeunesse si vite passée et dilapidée en vaines études, en amours bancales, en rêves de jeune fille et en projets qui n'auront jamais vu le jour...

Et toutes ces années à croire qu'on ne vieillirait pas, à se fondre en toute confiance dans le regard amoureux de son mari, à croiser les doigts pour que l'amour dure toujours...

Toutes ces années à se compliquer la vie pour élever ses enfants, les éduquer, les rendre heureux, équilibrés, enthousiastes...

Toutes ces années à se noyer dans la vie de tous les jours, les courses, le ménage, les dîners, les sorties, la gym, le régime, les réunions de parents d'élèves, le bénévolat...

Toutes ces années à ne plus supporter sa belle-mère, à être trop loin de sa mère, à organiser les vacances, à regretter de ne pas avoir plus de temps pour voir les amis ou la famille, pour se mettre à une activité manuelle ou artistique...

Toutes ces années à attendre d'être plus grande, moins crédule, plus mûre, moins timide, plus sûre de soi, moins angoissée, plus libre... et à prier tous les saints que cette spirale infernale s'arrête un jour !

Et ce jour-là arrive.

Et les saints n'y sont pour rien !

Et, ce jour-là, on est vieille.

On ne peut pas être et avoir été, dit le dicton dans sa sagesse.

Les enfants sont grands; ils ont bien le droit de vivre leur vie. C'est dans cet esprit qu'elle les a élevés. D'ailleurs ils ont prévenu, en s'excusant si gentiment... qu'ils ne seront pas là ce soir! « Ça ne fait rien » avait-elle dit. Elle a l'habitude: un anniversaire en plein mois de juillet! Mais si, ça ne fait vraiment rien; on fêtera cela plus tard, par petits bouts, avec les uns par ici et d'autres par là, au hasard des vacances.

Le soleil inonde la salle de bains et chasse pour un moment les sombres réflexions.

Finir de se préparer, arrêter de gamberger, faire son lit, la salle de bains, ranger la cuisine...

Et, aller chez le coiffeur... oh oui !

« Non! Oh! ce n'est pas possible... Ah ! vous ne les faites pas...»

Elle aimait bien sa petite coiffeuse; vive et gaie, Aline avait beaucoup de goût et de talent pour trouver la coiffure qui convenait à chacune de ses clientes, qui les rendait belles... une qualité bien rare! Et comme un petit miracle, dans cette glace elle se trouvait jolie; oui, elle devait pouvoir plaire encore !

Plaire... à qui ? Son mari l'aimait, elle en était sûre mais il ne la voyait plus; et elle n'avait jamais eu l'œil aguicheur mais elle avait apprécié autrefois de se sentir admirée et désirée.

Il faut tourner la page, apprendre à devenir une jolie future vieille dame. Déjà !

A la terrasse du café, le chaud soleil de juillet l'enveloppe et l'enferme enfin dans une douce rêvasserie. L'été, Fréjus-Plage, ses 16 ans, bronzée comme une réclame d'Ambre Solaire lui disait-on... on ne parlait pas encore de « pub » à cette époque !

« N'embête pas la dame » : une petite fille avec d'adorables petites couettes s'accroche à sa jupe, la maman s'excuse en attrapant sa puce... et s'éloigne vite pour rejoindre un petit garçon à peine plus âgé. Quel joli tableau ! Pourquoi ce temps là a-t-il passé si vite ? Elle a l'impression de ne pas en avoir profité.

Elle a tellement aimé être enceinte, puis pouponner! Elle a les larmes aux yeux.

Ah les bébés quel bonheur ! Ils sont tout à nous, ils ne dépendent que de nous.

Et puis ils s'éveillent, le premier sourire, la première dent, les premiers pas, les premiers mots...

Oh ! non elle n'aurait voulu manquer cela pour rien au monde.

Surtout pas pour un boulot !

Femme au foyer... ça sonnait comme une injure dans la bouche de certains, certaines... Mais elle, elle était heureuse.

Et, pourtant ces dernières années elle regrettait bien de ne pas avoir un métier qui lui aurait permis de reprendre une vie active et lui aurait redonné une utilité.

Oui, voilà, elle se sent inutile !

Et, elle se replonge dans de vaines conjectures.

Et si elle partait... là, tout de suite, une valise, un train, l'aventure? Mais non, elle n'a jamais été prédisposée à l'aventure. Où pourrait-elle bien aller et avec quel argent puisqu'elle n'en gagne pas !

Elle frissonne.

Le soleil s'est caché derrière les platanes de la place et la fraîcheur de l'ombre la ramène brusquement à la réalité, « J'essaierai de rentrer le plus tôt possible. »

Si elle veut être à la maison lorsqu'il arrivera, il faut bouger !

Même s'il est vrai que leur vie manque de piquant et que parfois elle se morfond et se prend à regretter de ne pas avoir choisi une autre route... elle aime toujours tendrement et profondément son mari et l'émotion de leur rencontre est toujours intacte.

Mais cette complicité épidermique a son défaut: ils ont cru qu'il leur suffisait de plonger dans le regard de l'autre pour tout comprendre et ils ont oublié d'apprendre à se dire les choses...

II va sûrement l'emmener dîner au restaurant ce soir. Elle irait bien à l'Ilot, le nouveau resto de poissons... ou chez l'Indien ?

20 heures... Dans cette petite ville les restaurants se sont regroupés naturellement dans une courte rue de la vieille ville. Depuis qu'elle est piétonne, en été, les restaurateurs installent leurs tables au milieu de la rue et déjà elle grouille de monde !

Plus de place à l'Ilot... l'Indien n'est pas ouvert ce soir... le Mil'Pat... pas terrible !

II lui propose le Chinois : « Oh ! non, il n'a pas de terrasse ! » Et en plus, on ne voit même pas la salle derrière les lourdes tentures rouge et or.

Au bout de la rue, la pizzeria est prise d'assaut par un car de touristes!

Et voilà !

Remonter toute la rue, repasser devant tout ce monde?

Elle abandonne ! Va pour le Chinois...

Intérieurement elle fulmine: il aurait quand même pu réserver, lui préparer une soirée sympa !

Elle pousse la porte, s'arrête, interloquée... et éclate en sanglots !

Ils étaient tous là !

Venus de tous les coins de France... ses parents, ses sœurs, ses neveux, ses amis et même ses enfants ! La salle du Honk Kong était pleine à craquer! Pleine de tout ce monde venu pour elle, invité dans le plus grand secret par son mari et ses enfants, sans qu'elle s'en rende compte !

Ainsi, c'était elle qui ne se doutait de rien ce matin....

Oubliées les sombres pensées, supplantées pour longtemps par ce bonheur sans pareil, le bonheur de se savoir aimée !

Avouez que le secret avait été bien gardé !

 

Michèle Pujet, Bourg lès Valence

01.03.2010 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |