Le saut de l'ange
Deuxième prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2008
QUAND j'entrai
dans la salle réservée aux voyageurs, mon premier regard
fut pour l'horloge avant de me retourner vers un téléviseur
indiquant les horaires des départs. Le vol n° 3472 pour
Frankfort apparaissait en bas de l'écran. La porte d'embarquement
n'était pas encore affichée. Mon attaché-case pesait
de plus en plus lourd.
Après avoir traversé la salle de l'aéroport Charles
de Gaulle pour aller m'asseoir en face du grand panneau des départs,
c'est avec un léger soulagement que je posai ma mallette entre
mes jambes. Elle contenait deux ans de ma vie et pas les années
les plus paisibles.
Mon avenir se jouait aujourd'hui. Ma société était
au bord de la faillite. Ce contrat dans mon attaché-case était
la dernière chance qu'il me restait. Deux ans de travail acharné
avec mon équipe pour aboutir à ce projet sans faille. Tout
avait été envisagé. Toutes les objections possibles,
tous les problèmes éventuels.
Des larmes coulaient sur mes joues tellement je fixais sans ciller les
lettres du tableau qui pivotaient sans cesse pour réactualiser
les informations. Au bout de 30 minutes, il s'afficha soudain en bout
de la ligne du vol Air France n° 3472 l'inscription : ANNULÉ
! CANCELLED !
C'est pas possible ! On ne peut pas annuler un avion comme ça !
m'insurgeai-je. Mais un message sonore confirma cette annulation. Tout
s'écroulait. J'avais du mal à réaliser ce que je
venais de lire bien que j'en eusse déjà bien cerné
les tragiques conséquences. Le contrat vital pour mon avenir devait
être remis aujourd'hui avant 16 heures dernière limite. Après
quelques minutes d'errance je décidai d'aller voir les agences
pour trouver un autre vol sur une autre compagnie. Mais toutes me firent
la même réponse. Les vols étaient complets. Il y avait
un grand salon international de la bière. Ça attirait énormément
de monde.
– Un salon international de la bière ! Mais qu'est ce que
j'en ai à foutre de la bière. Moi je dois aller à
mon rendez-vous sinon je suis foutu, vous comprenez ! Mais non vous ne
comprenez pas, si je prends pas cet avion je... je vous tue, m'entendis-je
articuler sans me rendre vraiment compte de ce que je venais de dire.
On me fit sèchement comprendre qu'il fallait que j'aille tuer les
gens ailleurs, on avait autre chose à faire que d'écouter
mes apitoiements.
J'avais tout prévu, sauf ça : rater mon rendez-vous. Je
retournai, dépité, devant mon panneau assassin et me laissai
tomber sur un siège. Plus rien n'avait d'importance maintenant.
Ce n'était même pas un échec, c'était une humiliation
et cela à cause d'un mot sur un panneau. Je restai ainsi plusieurs
heures l'esprit ailleurs. Résigné, je jetai un ultime regard
au grand panneau des départs. A la place de mon vol s'afficha un
horaire pour Lima.
– Lima, après tout pourquoi pas ? dis-je tout haut.
Je me dirigeai vers le guichet d'Air France et demandai s'il restait de
la place pour Lima. Il y avait un vol à 17 heures pas encore complet.
Je procédai immédiatement à l'enregistrement. Lorsque
l'hôtesse me demanda si j'avais des bagages, je posai ma mallette
au pied du comptoir et lui répondis par la négative avant
de m'en aller.
Au bout de trois enjambées, je fis volte face et interpellai l'hôtesse
:
– Heu... excusez moi... Lima, c'est dans quel pays ?
La jeune femme me regarda d'un air incrédule ne sachant pas si
plaisantais ou non. Elle me répondit en souriant :
– C'est au Pérou, Monsieur.
Me sentant un peu bête, je crus bon de me justifier:
- Non, c'était juste pour être sûr. Le... Le Pérou,
évidemment. C'est beau, c'est très beau.
En embarquant, j'entendis une annonce prévenant que tout bagage
laissé sans surveillance allait être détruit. Un grand
frisson me parcourut. Deux ans allaient partir en fumée.
L'avion s'envola vers ma nouvelle vie.
A l'arrivée, je pris un taxi qui m'emmena en centre ville. Huit
ans d'espagnol lors de mes études me permettaient aujourd'hui de
suivre une conversation sans problème. Le chauffeur me conseilla
un hôtel. Ce que j'allais faire maintenant, je n'en avais pas la
moindre idée, mais la nuit porte conseil. La fatigue du vol et
le décalage horaire m'avaient exténué.
Le lendemain, j'achetai le minimum vital. Un sac, quelques vêtements,
des affaires de toilette. On m'avait conseillé Miraflorès
— banlieue de Lima – pour mes achats. C'est en effet au Nord
de cette ville que je trouvai une sorte de vieux Bazar dans lequel je
m'engouffrai. Le vendeur, très sympathique, engagea la conversation.
Il se rendit très vite compte que j'avais l'air désespéré.
Pas de projets, pas d'avenir, pas d'affaires personnelles, cela l'intriguait.
Puis tout à coup, il disparut dans l'arrière boutique. Lorsqu'il
réapparut, l'air grave, l'homme bredouilla :
– Je peux vous demander un service ? Un service extrêmement
important. Quelque chose de capital, de vital.
–...Oui. J'avais répondu par l'affirmative tout en pensant
le contraire. C'était mon grand défaut. Maintenant, je ne
pouvais plus reculer.
Le commerçant me tendit avec précaution une sorte de petite
banderole composée de cordelettes. Chacune d'elles possédait
des nœuds de formes et de hauteurs variables.
– J'aimerais que vous portiez ça à mon père
sur l'île Amantani.
– Mais je ne sais pas si...
– Vous m'avez dit que vous ne saviez pas où aller. Je vous
propose Amantani sur le lac Titicaca et vous me rendriez un immense service.
Ceci est un quipou. Très peu de personnes sont encore capables
de déchiffrer les quipous de nos jours. Mon père lui sait.
Il vous donnera une réponse à ce message. J'aimerais connaître
cette réponse.
– Mais pourquoi moi ?
– Parce que c'est vous que j'attendais. Stupéfait par cette
dernière phrase, je me contentai de demander :
– Et comment vais-je le reconnaître ?
– Il s'appelle Manco. Manco Accapa.
Je pris le quipou et sur un ton déterminé je dis :
– Il aura le quipou et vous votre réponse. Je m'y engage
sur mon honneur.
48 heures après cette mystérieuse rencontre,
je prenais un avion de Lima à Cuzco. Il survola ainsi les hauts
plateaux des Andes pour atterrir à 3300 m dans la capitale
de l'empire inca. Je savais que la route allait être longue jusqu'à
Amantani, une île perdue au milieu du lac Titicaca, tout près
de la frontière bolivienne.
La nuit avait été très fraîche, mais à
8 heures du matin, lorsque je pris mon train qui devait m'emmener à
Puno, le soleil réchauffait déjà les parois de tôle
jaune des wagons. Une fois arrivé, je me rendis directement au
port. La transaction se fit dans la rue. Mon billet pour Amantani n'avait
rien d'officiel, mais j'embarquai sans encombre. Le pilote ouvrit une
trappe, fit une prière et tourna la clef du moteur. Celui-ci démarra
comme par magie. On écopa pendant tout le voyage sans que personne
ne s'en inquiétât.
Une fois sur l'île, je dus puiser dans mes ressources physiques
pour monter le long chemin dallé jalonné de grandes arches
aux symboles incas. Les habitants que je croisai me saluèrent amicalement.
Un homme me demanda même d'où je venais. La conversation
ne dura pas très longtemps, mais lorsque l'autochtone poursuivit
son chemin, j'eus un doute, comme un pressentiment. J'avais l'impression
d'avoir déjà vu cet homme. Je courus à sa rencontre
et m'exclamai : « Manco Accapa ! » L'homme se retourna, stupéfait.
Un étranger venait de l'appeler par son nom ! Le hasard avait voulu
nous faire nous rencontrer aussi simplement que ça.
L'homme très ému d'avoir ainsi des nouvelles de son fils
m'invita chez lui. Nous parlâmes devant un grand verre de maté
de coca fumant. Je lui tendis le quipou.
Manco souleva les cordelettes avant de lire dans un silence de mort :
Je t'envoie cet homme à l'âme torturée. Il va trouver
dans son voyage des raisons de croire au bonheur. Il n 'est pas de plus
beau voyage que celui qu 'on peut faire sous les ailes du condor.
Un message capital, vital, avait dit le vendeur de Lima et une réponse
importante ! Je ne pus me contenir :
– J'ai apporté ces ficelles jusqu'ici pour m'entendre dire
ça ! En fait ce message m'était destiné et on m'a
fait venir là pour me le dire ! Votre fils est fou ! Les quelques
jurons que je connaissais en espagnol me revinrent tout à coup.
Je sortis et courus jusque sur un rocher.
Manco me rejoignit. Nous restâmes ainsi quelques minutes avant que
Manco ne prenne la parole :
– Le bonheur est plus simple qu'on ne le pense, mais il ne faut
surtout pas le chercher. On ne le trouve pas, on le rencontre. Il suffit
d'être patient. Et ici, on n'est pas pressé. Le temps n'a
pas d'emprise sur nous, on l'a apprivoisé. Chez vous il est resté
sauvage, vous courez toujours après.
Je ne répondis rien. Je commençais pourtant à comprendre
beaucoup de choses. J'avais compris que le vrai voyage est intérieur,
que la plus grande découverte que je pouvais faire ici, ce n'était
pas sur les autres mais bien sur soi-même.
Je ne suis jamais retourné dans l'hexagone. Je vis au rythme du
soleil et à la lueur des bougies sur l'île Amantani. Une
île perdue au milieu du lac Titicaca. Une île si petite que
les condors la traversent d'un simple battement d'ailes.
Fabien SANLAVILLE
Oullins (Rhône)
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