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Un
héritage mordant !
Premier prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2010
DRÔLE
D'HÉRITAGE ! direz-vous en le découvrant. C'est amusant,
même morte, je vous entends toujours. Par delà la frontière
qui sépare le vif du mort, je vous imagine, je vous pressens. Mais,
vous direz-vous encore, vous qui m'avez connue, vous qui, j'en ai la prétention,
m'avez un peu aimée, quelle mouche folle a bien pu piquer la vieille
dame ? Car, vous n 'utiliserez pas d'expression péjorative
ou familière comme « La vieille » ou « Mémé »,
non, je sais qu 'au plus profond de vos pensées, vous me nommez
« La vieille dame », parce que mon corps sec de
vieille femme digne vous rappelle celle qui recueillit Babar, le petit
éléphant orphelin. Ce parallèle, de l'ordre du ressenti,
vous me l'avez confié, un jour, il y a fort longtemps, au début
de notre relation si particulière et si émouvante. Aussi,
l'héritage que je vous lègue va vous surprendre de prime
abord, je le sais. Pourtant, vous en conviendrez aisément :
à relation singulière et profonde, il fallait un legs hors
du commun et intime ! Un objet personnel constitue un souvenir précieux,
ne croyez-vous pas ?
Croire ou ne pas croire ? Là n'était
pas la question ! J'étais abasourdie, le cœur en déroute
et la pensée en Beyrouth : anéantie ! Je me rappelle
être sortie comme un automate de l'étude notariale, tenant
machinalement dans mes mains crispées l'écrin légué
et l'enveloppe libellée à mon nom. Je ne me souvenais que
trop bien des regards suspicieux et avides des neveux, de leurs yeux de
pitbull, de leurs visages étrécis par la cupidité,
lorsqu'ils virent l'écrin de velours noir, estampillé Van
Clip and Marple et de leur soulagement saupoudré de mépris
amusé lorsque j'ouvris l'écrin sur... le dentier !
Le dentier de la vieille dame en legs ! Quel héritage !
Rassurant, pour les neveux anxieux de préserver l'intégrité
et l'intégralité de leur patrimoine, mais ô combien
déroutant pour moi, la récipiendaire de la prothèse
dentaire ! Le premier choc passé, j'avais surmonté
ma répulsion initiale et remisé l'objet dans mon sac à
main, calmement, avec un brin de componction même, histoire de leur
faire accroire que... j'assumais... que ce cadeau mordant constituait
un pacte entre la vieille dame et moi. Puis, j'étais rentrée
chez moi, la démarche aussi fluide que celle d'un robot saisi d'une
brusque crise de rouillite aiguë. Je m'étais affalée
sur mon canapé, le coffret sur les genoux, l'esprit en pleine débâcle
et j'avais laissé les souvenirs surgir en cascade.
Le premier jour avait eu lieu la rencontre, dans
le grand salon de l'appartement cossu de l'immeuble très haussmannien
où Madame Mathilde Legardier résidait. C'était un
entretien d'embauche et j'étais résolue à obtenir
ce poste. Deux ans de chômage succédant à cinq années
d'études m'avaient purgée tant de mon orgueil que de toutes
mes économies. Rencognée dans un fauteuil Voltaire de velours
pourpre, elle m'avait reçue avec courtoisie et froideur. Enfin,
c'est ce que je crus. Ses propos avaient été péremptoires
et directifs. Point de circonlocution. Ni de bla-bla en volutes enjôleuses
cherchant à plaire, ni de salamalecs chronophages. Du pur discours
analytique. Une énumération de faits et de volontés.
Un constat assorti d'un contrat. Oral.
« Je suis, avait-elle commencé,
une vieille femme, riche, malade et seule. J'ai besoin d'une dame de compagnie.
Le poste a l'air bien simple, n'est-ce pas ? » Mais la
question était de pure rhétorique, car elle ne me laissa
pas le moindre silence pour essayer d'immiscer un acquiescement sous quelque
forme que ce soit et enchaîna : « Je vous précise
que j'abhorre la compassion aussi bien que la bêtise. Si vous avez
l'un ou l'autre de ces travers, il est préférable que vous
quittiez la pièce maintenant. Sinon, au travail, jeune fille :
entamez votre lecture. Le livre que j'ai choisi se trouve sur le bonheur-du-jour.
Relisez-moi « Nana », et que votre voix m'emporte
dans le tourbillon passionnel du XIXe siècle tel que le décrit
Monsieur Zola !
C'est à ce moment-là qu'elle avait souri, et c'est à
ce moment-là que j'avais décidé d'accepter le poste.
Pour revoir s'esquisser ce sourire radieux. Car c'était un sourire
extraordinaire, un sourire à pleines dents, à pleines rides,
un sourire à pétillements, à feux d'artifice, un
sourire où la joie de vivre se teintait délicatement de
mélancolie. Et cet alliage était purement éblouissant.
Irrésistible !
Alors, avait-elle voulu m'offrir... son sourire ?
Un sourire dentu, éternel, carnassier... Cela ressemblait peut-être
à la vieille dame du premier jour, mais pas à celle que
j'avais côtoyée ensuite. Pas à celle que j'avais appris
à connaître. Je ne comprenais décidément rien
à son geste. Machinalement, je repris la lettre remise par Maître
Weiman.
Il ne faut pas se fier aux apparences. Vous l'ai-je
assez seriné, chère Solène ? J'espère très
sincèrement vous avoir légué cette certitude-là
afin d'être aujourd'hui en capacité de voir sous la surface,
de deviner sous les masques, de démasquer l'intention derrière
les murs des visages lisses ou... des objets piquants.
Elle continuait à me parler par énigmes !
C'était tout elle, ça ! Il fallait sans arrêt
décoder, débusquer, sous ses airs d'impératrice exigeante,
la douleur qui commençait à la grignoter à coups
de becquée goulues et insistantes, comprendre que sa fierté,
c'était son seul moyen de tenir la souffrance à distance,
pour continuer à être une femme intacte. Elle avait été
danseuse étoile. A l'opéra de Paris. Elle avait été
adulée, convoitée, applaudie, encensée. Elle avait
plié son corps jusqu'à en faire un instrument de grâce
se mouvant dans les airs, déjouant tous les pièges de l'équilibre,
se riant de la douleur. Elle avait voyagé de capitale en capitale,
de succès en triomphes, d'hommes en hommes... jusqu'à la
maladie. Ça a l'air court et vain, une vie, résumée
ainsi. Pourtant, la sienne fut longue et somptueuse. Ça a l'air
simple de connaître une vie. Pourtant, elle ne me dévoila
la sienne que par bribes, distillées au fil des après-midi
qui nous réunissaient et pendant lesquels se tissait peu à
peu notre amitié. Ce fut un jour où la maladie, une nouvelle
fois, lui mordait cruellement la chair, que j'appris qui elle avait été.
En l'aidant à regagner son lit, je découvris dans cette
chambre à coucher, où jusqu'alors j'étais persona
non grata, de multiples photos soigneusement encadrées et immortalisant
pour toujours une danseuse dans des poses défiant la loi de la
gravité et les limites du corps humain. Le sourire, son sourire
éclatait sur chaque photographie. Mon employeur était une
étoile, brillant au firmament éphémère du
monde de la danse, elle était... star ! Comme elle était
belle ! Je béais d'admiration, passant d'un cadre à
l'autre. « Ne vous y trompez pas, me lança-t-elle sur
un ton cinglant, ces sourires cachaient déjà ma souffrance.
Chaque ballet se termine les pieds en sang. Parce qu'on ne s'apitoie pas
sur les ampoules éclatées, on danse dessus, sur la chair
vive, encore et encore. Parce que ce sang est la meilleure preuve qu'on
a bien dansé, jusqu'au bout de soi, et même un peu au-delà...
La douleur se terrasse ! En apparence, ajouta-t-elle après
un bref silence. »
Je l'ai aidée ce jour-là à se
mettre au lit, à trouver un apaisement dans le moelleux des coussins
amoncelés. J'ai bien pris garde à ne pas me laisser dominer
par la compassion. En apparence...
Vous souvenez-vous de notre voyage à Istanbul ?
De la basilique Sainte-Sophie qui vous avait tant impressionnée ?
Les murs étalaient leurs plaques de marbres diaprés de multiples
couleurs et veinures, semblant d'insolites taches augurales où
l'œil s'égarait dans une rêverie admirative. Il n'y
avait rien d'autre que ces parois lisses et douces comme de la peau. Pas
d'ors, ni de pierreries. Pas de sculptures, ni de tableaux. Le luxe extrême
de la simplicité offert à qui... pouvait le saisir !
Et vous le fûtes. Votre cœur était capable de ressentir
toute la richesse de ce cadeau par-delà l'apparence brute. Cette
faculté constitue un trésor, qui vous sera utile toute votre
vie.
Profitez de tous les cadeaux, petite Solène,
faites de votre vie un émerveillement permanent, une fête,
un voyage, un rêve...
Avec toute mon affection et mon sourire d'appareillage
composite et mordant... en apparence !
Mathilde, votre vieille dame.
Ce n'est que le lendemain que je compris, enfin...
que mon esprit fit subitement le lien entre tous les indices dont elle
avait parsemé sa missive. La signification de cet héritage
était au-delà des apparences, il fallait creuser sous la
surface... des fausses dents, il fallait oser !
Je regardais l'écrin dans mes mains différemment. Etait-il...
boite de Pandore ou coffre de pirate ? Je l'ouvris lentement sur
son trésor d'incisives synthétiques et de gencives de plastique.
Puis, surmontant mon appréhension, j'ouvris... le dentier lui-même.
Ce fut alors une illumination, un feu d'artifice, une explosion de lumière !
Sur la face interne de chaque dent, était enté un diamant
de belle taille. J'étais riche ! Héritière d'un
fabuleux héritage inattendu. Riche surtout d'un trésor ineffable :
la certitude que Mathilde, la vieille dame que j'admirais tant... m'avait
aimée !
Christine Nicolaus, Avignon |