Les larmes du chêne
Premier prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre 2009
(très jeunes espoirs, 14-16 ans)
AVOUEZ que
le secret avait été bien gardé. Pourtant, quelqu'un
était sur le point de le percer. Mel se tordit les mains de désespoir
: il avait toujours su garder un secret, il avait été toujours
à la hauteur ! Même dans ses brefs moments de bonheur puéril,
il avait su tenir sa langue. Car sa vie en dépendait ! Il ne pouvait
se permettre le moindre écart. Pourquoi cette fille devait-elle
venir tout chambouler ? Ne pouvait -elle pas le laisser tranquille ? Chaque
jour était un nouveau défi plus ardu que les précédents,
mais il avait su résister. Il ne laissait jamais rien paraître,
mais il savait qu'elle se doutait de quelque chose. Son regard scrutateur,
ses mains sur les hanches... que soupçonnait-elle ? Il ne fallait
pas qu'elle sache !
Mel, ruminant ses pensées, était sur le chemin du retour.
Les cours étaient terminés et il rentrait chez lui. Soudain,
des pas précipités claquant sur les pavés de la vieille
rue le firent se retourner :
— Mel ! Attends- moi ! lui cria une fille à
la chevelure brune et bouclée.
Anaée, une fille de son lycée, courait
derrière lui. C'était ce qu'il redoutait. Anaée...
Elle ne pouvait pas le laisser tranquille, ne serait-ce qu'une journée!
Le garçon, ne se souciant guère de la réaction de
sa poursuivante, bifurqua vivement dans une ruelle sombre et se dissimula
dans l'angle d'un mur. La fille s'engagea à son tour et l'appela..
Personne ne lui répondit. Les secondes passèrent, interminablement
longues, pour l'un et pour l'autre. Puis, ne sachant pas trop dans quelle
direction se tourner, elle lui dit :
— Mel, sors de là, voyons ! A quoi joues-tu
?
Mel entendit ses paroles, mais ne dit rien. Son cœur
battait la chamade. Il aurait donné n'importe quoi pour se trouver
à des kilomètres de là. Elle lui tournait le dos
et il pouvait donc l'observer à sa guise, sans qu'elle le remarquât.
Elle était vêtue d'une magnifique chemise blanche et d'une
jupe rouge satinée. Ses jambes, frêles et longues, étaient
chaussées de bottines à talons. Ses mains crispées
trahissaient son mal-être et même en ne voyant pas son visage,
il devinait que ses yeux scrutaient l'obscurité.
Comme il ne se montrait toujours pas, elle soupira et se retira. Quand
il fut tout à fait sûr qu'elle était partie, il sortit
de sa cachette et rentra chez lui prestement.
Il se précipita dans sa chambre et se jeta
sur son lit. Il en avait plus qu'assez d'éviter chaque jour Anaée
! Il était conscient que s'il lui révélait qu'il
ne l'aimait pas, elle s'effondrerait. Le pire c'était que même
s'il lui avouait, elle exigerait des explications. Il ne pourrait lui
en fournir. Et puis, il ne voulait pas la blesser. Il savait pertinemment
qu'une union entre eux deux était plus qu'impossible : c'était
inimaginable ! Elle avait à peine 15 ans, il en avait plus de 1000
! Et puis, son cœur était déjà pris. A cette
pensée, celui-ci se serra. Il se leva et regarda au-dehors. La
nuit était presque tombée. La lune, ronde et brillante,
éclairait la forêt derrière la ville. Poussé
par une volonté inconnue, il prit son manteau et sortit. Prenant
la direction du bois, il s'enfonça parmi les broussailles et atteignit
une clairière. C'était une nuit magnifique. Les arbres scintillaient
au clair de lune et leurs ombres allongées sur l'herbe noire donnaient
un air mélancolique à cet endroit si particulier pour Mel.
Au centre de cette clairière, un arbre. Il était plus grand,
plus lumineux et plus majestueux que les autres avait pris racine dans
le sol meuble. II dégageait une telle force, qu'il écrasait
tout autour de lui. Tout semblait minuscule à ses côtés.
Mel s'approcha, fit le tour du tronc sinueux. Plus haut, ses branches
noueuses s'entrelaçaient, tels des bras immenses. Le jeune homme
posa sa main tremblante sur la rude écorce du chêne. Il sentit
sa douleur et sa peur, il comprit ses chagrins et ses peines. Le garçon
ferma les yeux et accorda sa respiration à celle de l'arbre. A
présent, il percevait les battements de son cœur. Les souvenirs
douloureux du garçon affluèrent : une jeune fille, belle
comme le jour, la plus jolie de toutes. Il était inévitablement
tombé sous le charme. Ils s'étaient aimés. Longtemps.
Puis, la jalousie d'un autre l'avait enfermé dans cette écorce.
Cet arbre était devenu sa prison. A jamais.
C'était il y a plus de 200 ans, et pourtant
il se le rappelait parfaitement. La déchirure que lui avait causée
la perte de son aimée l'avait terrassé. Comme si on lui
avait pris une partie de son cœur, volé une partie de son
âme. Comme si on avait voulu le priver de la vie. Il avait tellement
souffert qu'il avait cru en mourir. Il avait survécu malgré
cela. Mais c'était à présent un coeur pour deux,
et si l'un d'eux venait à périr, l'autre le suivrait. C'était
son seul réconfort : ils mourraient ensemble.
Une larme coula le long de sa joue et s'écrasa dans l'herbe rase.
Aussitôt, de la sève suinta de l'écorce de l'arbre,
et roula au pied des racines pour se perdre dans les brins d'herbe. Les
branches se mirent alors à se tordre et les feuilles à frémir,
alors qu'il n'y avait pas le moindre souffle de vent. L'arbre gémissait
de douleur et versait des milliers de gouttes de sève, comme s'il
pleurait. Le garçon tendit son esprit vers celui de son aimée
et tressaillit en percevant tout le désarroi de cet être
si fragile, mais qui paraissait si solide au dehors. Il s'accroupit et
se réfugia contre les racines de l'arbre. Il ferma les yeux. Il
n'avait jamais su son
nom... Et il ne le connaîtrait jamais.
L'aube finit par tirer Mel de ses cauchemars. Il s'assit dans l'herbe
gelée par la rosée du petit matin et sentit le tronc de
l'arbre dans son dos. Il se retourna et vit avec horreur que celui-ci
était entièrement recouvert de résine. Tout son tronc
était engainé dans une gangue de sève, tant l'arbre
avait pleuré. Presque la totalité de ses feuilles était
tombée et formait à présent un tapis aux pieds du
garçon. Ses branches étaient striées de multiples
blessures, comme si on lui avait asséné des coups de hache.
Le garçon recula, horrifié de voir l'arbre en si mauvais
état. Ne pouvant supporter la vue de ce spectacle plus longtemps,
c'est en courant qu'il rentra chez lui.
Ce jour-là, il n'alla pas au lycée.
Ni les jours suivants. Anaée venait chaque jour sonner chez lui,
mais il restait claquemuré. Il n'avait plus envie de rien. Plus
envie de vivre. Pourquoi ? Pourquoi la vie lui avait-elle infligé
pareil supplice ? Il n'avait rien fait pour mériter toute cette
souffrance ! A cause de cela, il ne pouvait pas avoir une vie comme les
autres garçons de son âge ! Et, même en supposant qu'il
puisse vivre aussi longtemps que les gens de sa race, sa vie n'aurait
été que chagrins et douleurs ! II n'était pas ce
que l'on pourrait appeler un être humain, mais il ne venait pas
non plus d'une autre planète. Son corps était de chair,
mais son esprit était celui d'un être supérieur. Il
était ce qu'on pourrait nommer aujourd'hui un Librarian. Un des
premiers peuples à peupler la Terre. C'était un être
libre. Tant qu'il ne tombait pas amoureux.
La sonnette d'entrée tira violemment Mel de ses pensées.
Il se leva de son lit-où il passait à présent le
plus clair de son temps-, et regarda par la fenêtre. Il ne fut pas
surpris d'apercevoir Anaée gigotant sur le palier. Il poussa un
long soupir et alla ouvrir d'un pas traînant.
— Mel !
Anaée se jeta dans ses bras et le serra contre
elle. Il tressaillit et se dégagea plus violemment qu'il ne l'aurait
souhaité. Anaée recula lentement. Des larmes perlèrent
aux coins de ses yeux. Avant qu'il n'ait eu le temps d'ajouter un mot,
elle s'était enfuie. II tendit le bras, impuissant, et murmura
:
— Pardonne-moi, Anaée, je ne voulais
pas te blesser. Mais tu refusais de comprendre ce qu'il fallait admettre...
Mel suivait le sentier qui menait à la clairière. Des branches
cassées entravaient parfois sa route, mais il les repoussait d'un
coup de pied rageur. Il s'en voulait tellement ! Où donc Anaée
s'était-elle réfugiée pour pleurer ?
Peu à peu, le chant des oiseaux et l'odeur de la forêt l'apaisèrent.
Il ne pensa plus à rien, suivant le chemin sinueux, devant lui.
Il faisait beau et terriblement chaud. Tout en admirant les reflets du
soleil sur les feuilles des arbres, il percevait le bourdonnement incessant
des insectes volants.
Il arriva sans s'en rendre compte. L'arbre s'élevait,
toujours aussi impressionnant. Il était tellement gigantesque qu'il
semblait toucher le ciel.
Mel s'approcha et entoura le tronc de ses bras, bien qu'ils ne puissent
en faire le tour. Il appuya sa tête contre l'écorce et respira
l'odeur du chêne.
Soudain, une voix résonna, hésitante, presque horrifiée
:
— Mel ? Que fais-tu ? Le garçon se retourna,
surpris. Il découvrit Anaée à l'orée de la
clairière, le fixant d'un regard incrédule :
— Je... commençât-il. L'éclat
de ses yeux ne put tromper son amie qui bégaya :
— Un... arbre ? Tu... tu aimes un... arbre
? C'est à cause de cette chose que tu me repousses ? Mel détourna
les yeux, ne sachant que répondre :
— Mel ! Regarde-moi ! Pourquoi ne me l'as-tu
pas dit ?
Le garçon, indigné, s'exclama :
— Mais regarde-toi ! Regarde ta réaction
! Et puis, je ne te dois rien ! Tu entends ? Rien !
— Tu aurais pu m'en parler !
— Bien sûr ! Et que t'aurais-je dit ?
Il prit une voix chargée d'ironie : « Anaée,
ne le prends pas mal, mais j'aimerais que tu cesses de venir me voir chaque
jour, parce que moi, je ne ressens rien pour toi ! » Il aperçut
les larmes qui montaient aux yeux d'Anaée, mais il continua de
plus belle : « Et tu dois comprendre, que j'aime un arbre ! Eh oui,
je suis fou amoureux d'un chêne, aussi idiot que cela puisse paraître
! Alors, tu comprends que, toi à côté de lui, tu ne
fais pas le poids ! » Anaée chancela, sous le poids des paroles.
Les mots du jeune homme lui avaient brisé le cœur. Il la regarda
d'un air de défi. Ils restèrent là, les yeux dans
les yeux. Puis Anaée disparut dans l'ombre des arbres. Dès
qu'elle eut disparu, Mel déglutit péniblement. Qu'avait-il
fait ?
Le lendemain, Mel se leva et prit son petit déjeuner
: il retournait au lycée. Une demi- heure plus tard, lorsqu'il
fut prêt, il sortit, son sac sur le dos. Il admira le lever du soleil
: aujourd'hui encore, il ferait beau. Soudain, une bouffée de bonheur
l'envahit, il se sentit heureux. Tout lui semblait si magnifique : les
maisons, les réverbères, les trottoirs... Tout ! Il comprit
soudain qu'il aimait cette vie. Sa vie. Même s'il devait souffrir
pour avoir le droit à des moments de bonheur ! A cet instant, il
aimait jusqu'au plus petit gravillon de la rue.
Brusquement, il s'arrêta, comme si on lui avait donné un
coup qui lui avait coupé la respiration. La douleur explosa soudainement,
sans prévenir. Il ne put étouffer un hurlement de douleur.
Il avait besoin d'aide, mais la rue était encore déserte.
Le couteau avait été violemment planté au plus profond
de l'écorce. Mel tomba à genoux, le front ruisselant de
sueur, une main crispée sur sa poitrine. Une main fit tourner l'arme
à l'intérieur du tronc, élargissant la plaie.
Des larmes impuissantes ruisselaient sur le visage
du garçon. Plus rien d'autre n'existait à part cette douleur.
Atroce. Insupportable.
Toute la lame était à présent enfoncée dans
l'écorce, d'où suintait un liquide semblable à du
sang.
Mel s'effondra, mais un infime souffle de vie subsistait encore en lui.
Sa respiration n'était plus qu'un horrible sifflement qui sortait
péniblement de sa gorge.
L'arme fut vivement retirée. L'arbre se plia douloureusement. Le
jeune homme ne bougeait plus. Le chêne avait cessé de s'agiter.
La première chose que vit le soleil en se
levant fut un garçon. Couché au milieu d'une rue pavée,
il était immobile.
Puis, ses rayons dardèrent sur un arbre immense. Un chêne.
Sans aucun souffle de vie, lui non plus. Une entaille, de la taille d'une
main d'homme, était inscrite dans l'écorce.
Entre ces deux êtres qui n'étaient plus,
l'astre du jour perçut une silhouette humaine. Une jeune fille
aux cheveux bruns et bouclés, un sourire aux lèvres, marchait
allègrement en direction d'un pâté de maisons. Elle
tenait à la main un couteau ruisselant de sang.
Lucie Couturier, Saint Amadou (09)
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