Le saut de l'ange
Premier prix
du concours de nouvelles
des Appaméennes du livre
2008
QUAND j'entrai
dans la salle réservée aux voyageurs, mon premier regard
fut pour l'horloge, puis il se tourna vers l'homme assis dans la salle
d'attente.
Quelqu'un me poussa un peu et me posa une question
banale à laquelle je répondis d'un hochement de tête.
Je demeurais là assise, dans la quiétude de la nuit tombée
et j'allais patienter à mon tour.
Comme chaque fois que je me rendais à l'aéroport,
j'aimais à détailler discrètement les voyageurs,
imaginant leurs destinations, leurs vies, leurs personnalités.
Je photographiais mentalement leurs attitudes et les groupais dans des
catégories bien précises.
J'avais ainsi défini des sortes de cases
où, sans le savoir, monsieur « Trucmuche » ou
madame « Chose » allaient être préalablement
dispatchés, catalogués et placés, par le simple fait
de ma volonté.
Je m'amusais en quelques clins d'œil à les diriger et les
enfermer au gré de ma féconde imagination vers la case :
« hommes d'affaires », « baroudeurs »,
« artistes », « étudiants »,
« amants égarés », « chômeurs »,
« gens de foi » ou bien « enquiquineurs »
qu'au fil de mes observations j'attribuais à chacun d'eux.
Il m'était agréable de les savoir ignorants de la captivité
qu'à leur insu je leur réservais. Je tissais une toile de
suppositions autour d'eux, créant un roman à partir de l'image
qu'ils me renvoyaient.
L'homme que je détaillais alors lisait sans vraiment lire, justifiant
ainsi de son abandon au temps qui passe. Il feuilletait nerveusement un
dépliant publicitaire, s'arrêtant parfois sur une photo ou
un article.
Etait-il en transit, attendait-il quelqu'un ? Où allait-il et quelle
était sa vie ?
Une petite barbe naissante apportait à son visage régulier
l'émotion sensuelle d'un attrait animal. Il avait légèrement
dénoué sa cravate.
Deux grands yeux noirs, une bouche pleine presque enfantine, un nez parfait
et des cheveux bouclés assagis par un coup de peigne que j'imaginais
vigoureux, tout cela ajoutait à sa beauté naturelle une
impression de virilité mêlée de fragilité.
Où pourrais-je bien le caser celui-là ? Il était
inclassable et malgré un costume bien coupé, il ne faisait
pas très « homme d'affaires ». Mais surprenantes
étaient ses chaussettes que le hasard d'un croisement de ses jambes
m'avait fait découvrir. Elles étaient différentes,
une noire au pied droit et une marron clair au pied gauche. C'était
donc un homme détaché de son apparence et des convenances.
Cela m'attendrit comme à chaque fois que je notais un petit accroc
à l'image d'un de mes voyageurs. J'aimais par un détail,
insolite souvent, à découvrir la nature des gens, leurs
limites ou leurs petites failles. Sans une once de mesquinerie, cette
exploration ordonnée, méticuleuse, que j'exécutais
sans parler, sans toucher, m'était infiniment délicieuse
et je n'en éprouvais aucun remords.
Nous étions postés l'un et l'autre à une frontière
invisible et silencieuse qu'un mot, un seul, aurait pu démolir.
A ce moment précis, j'aurais pu me souvenir de lui toute ma vie
durant, je l'avais « décortiqué »
entièrement, jusqu'à ce long cheveu blond resté sur
son veston, cette petite trace de rien du tout, posée là
comme un signe léger de quelque chose de grand. Dehors sur les
pistes les avions se posent, décollent, chacun est à la
place qu'il doit tenir. Le temps passe, se décante lentement et
appesantit peu à peu l'attente.
Je sens que l'homme va bouger à l'inspiration profonde que tout
à coup il prend. Le regard noir se pose furtif sur l'horloge, il
se lève brusquement, déliant ses longues jambes et faisant
disparaître d'un coup les chaussettes dépareillées
de dessous le bas du pantalon.
Il néglige d'emporter avec lui une petite mallette noire qui reste
au pied de la banquette. Un doute m'envahit, relayé en cela par
cette crainte insidieuse que les médias distillent à longueur
de temps... Il y a peut-être une bombe dans cette mallette ?
J'ai peur, mais je ne bouge pas d'un poil.
Il vient juste de revenir.
Il a seulement fait quelques pas pour lire aux écrans d'affichage
l'arrivée ou le départ des avions.
Il se rassoit.
J'ai tout à coup moins peur. C'est bête, je sais !
Une hôtesse passe, il tourne la tête et la suit des yeux un
instant.
J'observe la peau fine de son cou battre son rythme cardiaque puis sa
pomme d'Adam monter et redescendre doucement. Il sort de sa poche un petit
paquet de bonbons, prend une dragée qu'une rangée de dents
blanches, carnassières, engloutit.
Qui est-il ? Il a vite détourné son regard de la démarche
de l'hôtesse qui vient de fermer derrière elle une porte
réservée au personnel navigant.
Je suis là et il ne semble pas sentir ma présence. Je fais
des mots croisés sur le petit écran à cristaux liquides
qu'on m'a offert le mois dernier. Tiens donc ! Encore des cases !...
Je vais le placer en vertical ou bien en horizontal ? Cette idée
m'amuse intérieurement. Il doit être âgé de
trente ans, il est félin, je le regarde, je ne cherche rien d'autre.
Cet homme doit être essentiel à quelqu'un. Il me plaît
pourtant. Il n'a cependant dégainé aucune arme de séduction
pour que je sois envoûtée et émue ainsi par le charme
qui émane de lui.
Ses bras se posent en croix sur le dossier de la banquette et ses mains
s'alanguissent perpendiculairement à son buste. Il se détend,
allonge ses jambes et sa tête roule vers l'arrière. Il semble
s'apprêter à plonger dans un souvenir sensible. Il fait le
saut de l'ange à l'envers, vers le ciel. Il a fermé les
yeux et un sourire subtil se dessine sur ses lèvres.
Le moment est à la nudité des sentiments et je me méfie
des miens, approximatifs.
L'horloge vient de glisser un zéro au compteur méthodique
de l'heure. Il est déjà zéro heure, zéro seconde.
Une seconde de plus et nous voici dimanche matin.
J'ai terminé mes mots croisés, j'ai le dos en compote.
Voyageur inconnu, je te classerais bien dans la catégorie «
artistes ou écrivains » et amoureux en substance.
Tu n'aimes qu'une seule et même personne puisque tu as à
peine effleuré du regard l'hôtesse qui balançait joliment
ses hanches sous son uniforme. Tu n'as pas de montre mais je perçois
la marche précipitée des aiguilles du temps dans ton cœur.
Oh ! Tu m'as surprise en te levant ! Tu te saisis de la mallette qui s'ouvre
brusquement laissant s'échapper une liasse de partitions. Je ne
puis t'aider à les ramasser. Tu les replaces en vrac sans même
regarder, quelque chose de plus important t'appelle désormais.
Maintenant j'ai la confirmation que tu es un artiste, un compositeur ou
un professeur de musique peut-être !
Tu cours vers une femme qui vient à toi les bras tendus et la poitrine
palpitante comme un moineau. Elle te hume, tu l'enlaces, tu la soulèves
du sol et la fais tournoyer dans une danse dédiée aux retrouvailles.
Tu lui enlèves son sac de voyage et l'accroches à ton épaule,
d'un bras affectueux tu enlaces celles de la femme, tu penches ta tête
vers elle, vos lèvres se rejoignent et s'apprivoisent.
Je reste là figée, endolorie et pourtant je suis heureuse
pour eux.
J'ai dû m'endormir un peu. L'horloge vient de marquer trois heures.
« Vous n'êtes pas raisonnable ! On va se faire gronder !
» me dit un gendarme que j'envoie illico à la case « enquiquineurs ».
Je n'aime pas me faire disputer comme une petite fille, je le fixe de
mon regard le plus appuyé et il agit grossièrement comme
si je n'étais pas là en me poussant rapidement vers la sortie.
« Ça fait au moins dix fois que vous vous échappez
de la maison de retraite pour venir ici à l'aéroport !
Ce n'est plus de votre âge de faire des escapades ! Qu'est-ce
que vous avez dans la tête vous autres les vieux ? Venir la
nuit en fauteuil roulant ! et surtout maintenant que vous avez perdu
l'usage de la parole ! »
Dans ma tête qu'est-ce qu'il y a ?
Il y a ce silence habité où je veille, je vis et me nourris.
Dans l'enclos immobile de mon corps « Ça
bouge, ça parle, ça rêve à cent à l'heure
et je vous emm... ».
Marie-Hélène BOISIER,
Frouzens (Haute-Garonne)
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