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  Violette

Quatrième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2013

 

LES INSPECTEURS en ont presque fini avec moi. Lui, je devine qu'il trimballe une carrure de rugbyman, ramassé sur lui-même, épaules à l'étroit dans une veste trop petite ; je le sais à la façon dont le plancher grince, dont les verres vibrent, à chacun de ses pas, dans le buffet du salon. Elle, elle est menue, mais très tonique et très souple, et ses pas, dans la pièce, suivent le rythme de ses phrases : rapide, sec, saccadé. Entre eux s'est installé depuis longtemps un climat de tension permanent, qui alterne entre l'attirance et le dégoût, sans jamais trouver de juste milieu : quand on est aveugle, on sent cela, même avec des personnes qu'on n'a jamais vues.

Car je suis aveugle. Et j'habite au septième étage d'un immeuble dans lequel, ce matin, on a trouvé un cadavre. Je suis le dernier à être interrogé : est-ce parce que j'habite au dernier étage ou parce que je suis aveugle, et donc, selon une idée reçue assez répandue, incapable d'être un témoin crédible ? Je penche, par expérience, pour la seconde hypothèse. Et pourtant... Pourtant, je connaissais bien la victime : Pierre-Jean de Hammersac. Ce pauvre con de snobinard voulait qu'on dise « de Hammersac » et pas « d'Hammersac ». Sinon, il permettait aux intimes de l'appeler PJ, ou Jam. Moi, je disais Jam. Je suis sommelier dans un des meilleurs restaurants de la ville. On dit que mon palais est unique, exceptionnel, et je compense, à l'oreille, ce que la vue me refuse. D'un vin, je ne décris pas la robe, mais la mélodie. Les vrais connaisseurs sont subjugués, les autres, comme Jam, se contentent de suivre l'opinion générale. Jam était un de mes clients : je lui vendais, à prix d'or, des crus médiocres. Mon éthique personnelle m'impose de taxer les cons, chaque fois que l'occasion se présente.

Nous habitons (habitions, devrais-je dire, mais l'ambulance n'a pas encore quitté la cour intérieure pour transporter le cadavre à la morgue, alors je vais attendre un peu), nous habitons, donc, tous les deux, le même immeuble. L'endroit est cossu, dans un style très nouveau riche. Moi, je me suis installé là parce que le lointain constructeur de cet hôtel particulier, un des plus vieux de la cité, a eu l'idée géniale de protéger les caves de l'édifice contre les infiltrations d'eau du fleuve tout proche. Un tel aménagement, rarissime, est indispensable au stockage et au vieillissement de mes vins.

Jam a été découvert, le crâne brisé, dans les sous-sols de l'immeuble. Un seul coup, porté à l'occiput, l'a atteint. Des traces de tentative d'effraction ont été découvertes sur la porte de ma cave : mes bouteilles ont sans doute attiré les voleurs mais ceux-ci ont été surpris en pleine action. Tout incite à penser que Jam se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment : les cambrioleurs, en fuyant, ont tenté de l'assommer et le coup, hélas, a été fatal. Aux silences qui, entre les questions que l'on me pose, s'étirent de plus en plus, je devine la gêne des inspecteurs. Ils se disent qu'ils ne peuvent pas attendre grand-chose de moi, mais ils ne veulent pas le montrer. Alors, ils font traîner, avec maladresse :

– Les bouteilles que vous possédez coûtent très cher ? me demande l'homme.

– Oui.

Je limite mes réponses au strict minimum, pour augmenter leur malaise, et j e m'en amuse.

– Elles pourraient être revendues ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Trop rares. On saurait vite d'où elles viennent.

– Alors, pourquoi les voler ?

– Pour les boire.

– On ne prend pas de tels risques juste pour boire quelques bouteilles !

– Vous, je ne sais pas, mais moi, je peux.

Ma réponse les laisse pantois. Ils ne me demandent même pas si je plaisante, pas plus qu'ils ne cherchent à savoir si j'ai entendu quelque chose. L'envie de leur dire, sur un mode ironique, que les aveugles ne sont pas sourds me taraude mais je résiste. Après tout, qu'ils se débrouillent... Au moment où je referme la porte sur eux, j'entends, sur le palier, deux soupirs de soulagement qui s'échappent, en même temps, de leurs lèvres. Ils ne reviendront pas me voir de sitôt. Et ils ont tort... Oui, ils ont tort car personne, mieux que moi, ne connaît cet immeuble, et ce qui s'y passe. Par je ne sais quelle étrange particularité architecturale, chaque bruit qui naît au sein des appartements et des studios rampe et monte jusqu'au 7e étage. Pour la plupart des gens, la somme de toutes ces rumeurs ne donne qu'une vibration insipide, sans relief, mais je ne perçois pas comme les autres les bruits de l'immeuble. Je me déplace au milieu d'eux comme dans un labyrinthe dont moi seul connais le plan et si, d'aventure, monte un son inconnu, ou plus difficile à déchiffrer que d'habitude, mon odorat me vient en aide. Ainsi, pendant des semaines, j'ai confondu le bruit de deux portes d'entrées : celle des Vinci et celle des Aubrac et, puis, un jour, en passant devant le second de ces appartements, j'ai humé l'odeur caractéristique du terreau humide. Madame Aubrac aime les fleurs à la folie et elle en cultive dans chaque recoin disponible de son salon, de sa cuisine ou de son balcon. Maintenant, je ne confonds plus le bruit des portes : j'attends quelques instants et, si une odeur de tubéreuse monte jusqu'à moi, je sais que quelqu'un est entré chez les Aubrac... Avec le temps, j'ai aussi découvert que, chez les Vinci, on aimait le chou, et la cuisine grasse, les sauces fortes, les vins épais : tout cela développe une odeur puissante et caractéristique, désormais indissociable, pour moi, de cet appartement. Je suis comme une araignée qui déploie ses toiles dans deux univers différents : celui des sons et celui des odeurs. Trois univers, devrais-je dire, car je connais aussi, avec une précision qui les ferait trembler d'effroi, s'ils s'en doutaient, les habitudes de mes voisins et, d'un bout à l'autre du cadran horaire, jour après jour, mois après mois, si je le voulais vraiment, je pourrais décrire avec exactitude ce qu'ils ont fait. Ainsi, aujourd'hui, mardi, jour du meurtre, M. Vincent s'est levé le premier, comme toujours en semaine. 6 heures du matin... Il part tôt, pour éviter les bouchons et il a une façon caractéristique de refermer le portail de la cour. Sa femme se lève en même temps que lui, prépare le café puis ils le prennent ensemble ; ils ne parlent presque pas, juste quelques banalités. A cette heure-là, dans le silence de la nuit, les voix humaines portent loin et mon oreille est suffisamment aiguisée pour faire la différence entre une dispute, un dialogue empreint de tendresse et un pur échange de lieux communs. A peine M. Vincent est-il parti que le mari de la concierge, Paolo, va vérifier que le portail est bien fermé. Paolo vit dans la hantise qu'on oublie de fermer le portail. Que craint-il ? Il ne connaît du monde extérieur que ce qu'il voit à la télévision. Ça suffit, je l'admets, pour flipper un peu...

Vers 7 heures, un branle-bas de combat secoue l'immeuble : huit réveils différents vibrent en même temps. Le second mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, qui arrache Mlle Arrest au sommeil, au 3e étage, couvre, contre toute attente, les autres signaux, pourtant plus vindicatifs et plus autoritaires. Mlle Arrest joue du violon. Que dis-je ? Mlle Arrest joue admirablement bien du violon : elle fait partie de l'orchestre du Capitole et quand elle répète, certains soirs de printemps, j'ouvre une bouteille de Chablis, et l'arôme du vin, souple, gracieux, se confond avec les adagios qui montent de sa fenêtre. Peut-on affirmer que je suis amoureux d'elle ? Oui, bien sûr, mais elle sort avec un violoncelliste brutal et borné. Je le sais car, chaque fois qu'il lui fait l'amour, elle met plusieurs jours avant de retrouver le phrasé délicat qui, lorsqu'elle joue de son instrument, la caractérise. A 8 heures, le silence s'installe : ne restent, dans l'immeuble, que la concierge, son mari, moi (je ne quitte mon appartement qu'en fin de matinée) et Violette... Violette commence ses cours vers 10 heures. Des cours de quoi, d'ailleurs ? Je m'en moque. D'elle, je ne connais que le rire, la grâce, la joie de vivre, et le parfum, parfum qui se confond avec son prénom. Ça me suffit... Ça suffit à éclairer chacune de mes journées, été comme hiver. Violette est jeune et turbulente. Elle ne respecte aucune des règles qu'on lui impose. Elle parle à tout le monde, rit avec tout le monde. Les imbéciles et les frustrés prennent sa nonchalance pour de l'impudeur. Quelle stupidité ! Ça n'a pas plus de sens que de croire que le feu, la vague ou le vent sont impudiques... Ils sont comme ils sont : ils poursuivent un but qui nous dépasse et que nous ne comprenons pas. Il en va de même avec Violette. Mais à trop mépriser les règles, et ceux qui les font, on peut tomber dans un gouffre. Jam a guetté Violette comme un chat guette un oiseau. Il a appris à la connaître, il a cherché ses points faibles, il a pénétré dans sa bulle sans qu'elle s'en aperçoive puis, une fois qu'il a posé ses griffes sur son cou, il ne l'a plus lâchée.

Moi, je savais bien que Violette, sous ses dehors indociles, était fragile. Elle avait besoin de s'envoler, de s'échapper, quitte, parfois, à fuir en cachette. Quand Jam lui a mis la main dessus, il l'a peu à peu entraînée dans son monde abject fait de mensonge et de fric. Que lui donnait-il ? Que lui donnait-elle ? Je préfère l'ignorer. J'ai découvert que quelque chose n'allait pas lorsque le pas de Violette, ce pas de funambule en équilibre au milieu du ciel, est devenu plus lourd. Puis son rire s'est assourdi et elle a cessé de chanter. Jam, lui, devenait de plus en plus arrogant. Sa voix prenait des accents suraigus, autoritaires. Un jour, enfin, j'ai découvert, aux bruits qui se propageaient dans l'immeuble, qu'ils se retrouvaient dans la cave, devant la porte de mon cellier... Il fallait que j'intervienne. Tout se déroula comme je l'avais prévu. Dans l'obscurité du sous-sol, il voyait mal mes gestes et, comme à son habitude, pérorait interminablement : je savais avec exactitude où était sa tête, où il fallait frapper. Un coup suffit : net, précis, puissant. Je suis aveugle mais mes gestes sont sûrs, il me fut facile de simuler ensuite la tentative d'effraction puis de revenir chez moi. J'ai entendu Violette descendre à la cave, pousser un léger cri puis rentrer chez elle.

Tu as bienfait, ma petite, ai-je pensé, ne te pose pas de questions, je m'occupe de tout... J'entends le calme habituel de l'immeuble reprendre ses droits. Paolo a vérifié, derrière les policiers, que le portail est bien fermé. Violette va bientôt partir au lycée. Je me débrouille pour la croiser, dans la cour, au moment où elle s'en va. Elle s'approche, se penche à peine et, sans ralentir le pas, me murmure : Merci, faites attention à vous... J'ai envie de lui dire : Tu sais, Violette, je ne suis même pas capable de faire un témoin correct alors, avant de devenir un coupable potentiel..., mais je lui souris sans répondre.

Sur la ville, le printemps dépose le parfum délicieux des tilleuls et des marronniers en fleurs. J'entends murmurer le fleuve, à quelques rues de moi. L'air qui flotte sur les toits porte encore l'odeur acide et froide du matin mais se remplit peu à peu des mille fragrances qui montent des rues, des boutiques, des passants... Mlle Arrest réveille son violon avec une sorte de tendresse amoureuse. Elle joue moins bien que d'habitude : son amant est venu dimanche soir. Il va falloir que je m'occupe, très vite, de son cas...

 

Bernard Baune, Lagardelle, Haute-Garonne

06.06.2013 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |