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Erreur de jeunesse

Troisème prix ex-aequo du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2018

10

POURQUOI S'EN FAIRE UNE MONTAGNE ? Je n’étais là que pour revoir une vieille amie, reprendre contact et savoir ce qu’elle était devenue. Quand l’agence d’intérim m’avait proposé ce poste de trois mois en déplacement à Toulouse, j’y avais vu l’occasion de retrouver les rues familières de mon enfance et quelques souvenirs de ma jeunesse. Une fois sur place, il ne m’avait pas fallu très longtemps pour mener ma petite enquête, pour constater que Laura habitait toujours le même quartier. Et les vieux démons du passé s’étaient mis à creuser leur sillon dans ma tête…

Le tonnerre grondait au loin, roulant d’un coin du ciel à l’autre. Des éclairs zébraient la nuit. Des trombes d’eau giflaient les vitrines des magasins et ruisselaient sur les trottoirs. Dès les premières gouttes, je m’étais réfugié dans le renfoncement obscur d’un porche. Trois quarts d’heure plus tard, j’étais toujours là à attendre, les yeux rivés sur ses fenêtres éclairées au deuxième étage. Son ombre apparaissait par moments derrière les rideaux.

J’ai regardé l’heure à ma montre. Pour la dixième fois au moins… Le temps s’engluait autour de moi. Je n’étais plus sûr de rien. Ma démarche me paraissait compliquée et difficile. Le col de ma veste relevé pour éviter les vents coulis, je battais la semelle au pied d’un vieil immeuble du centre-ville et j’hésitais à monter, prenant la météo exécrable comme alibi.

Je n’avais jamais pu mener au bout toutes les grandes idées, toutes les grandes émotions que j’avais eues dans ma vie. Je m’en suis rendu compte à cet instant précis et ça m’a donné un sacré coup de cafard… S’engager, se passionner, être pour ou être contre, je n’avais jamais su faire cela. Je m’étais toujours arrangé pour déguiser mes sentiments. Le blues du solitaire confronté à l’usure du temps, un soir de pluie, il n’y a rien de tel pour vous déchirer le cœur et vous ronger l’âme.

 

9

Ah, quelles terribles neuf heures du soir !…

Poussé par les spectres du souvenir, j’ai fini par me décider. J’ai profité de la sortie d’un locataire pour me glisser dans l’immeuble. Après avoir gravi silencieusement les marches du vieil escalier, j’ai pu l’entendre qui bougeait à l’intérieur de l’appartement. Par moments, elle fredonnait quelque chose de doux, de mélodieux. Sa voix a ravivé en moi un flot de vieilles images, des pans entiers de nostalgie et je suis resté plusieurs minutes, sur le palier, l’oreille collée à la porte. Ensuite, j’ai frappé. Trois petits coups discrets et familiers…

Le silence s’est fait immédiatement, le refrain s’est arrêté. Il y a eu une longue pause puis j’ai entendu le glissement léger de ses pas sur le sol.

J’ai frappé trois nouveaux petits coups et cette fois la porte s’est entrebâillée.

— Franckie !?

— Bonsoir Laura, ai-je dit.

Elle a ouvert le battant en grand et m’a regardé. Ses yeux d’un bleu profond reflétaient une immense incrédulité. Ses longs cils clairs pointaient vers moi comme autant de questions muettes. Elle avait coupé ses longs cheveux blonds et ses joues s’étaient un peu creusées. Cela donnait plus de finesse, plus de gravité à la beauté délicate de ses traits. Un peignoir de satin sombre la moulait si étroitement qu’il ne laissait aucun doute sur l’équilibre toujours aussi harmonieux de ses formes. Il ne laissait non plus aucun doute sur sa nudité.

 

8

Sans qu’elle m’y invite, j’ai franchi le seuil et pénétré dans l’appartement.

Elle a refermé la porte doucement. Elle s’y est appuyée, les deux mains à plat derrière son dos. Cela a mis son buste encore plus en valeur. Je rne suis trouvé tout bête avec mon gros bouquet de fleurs multicolores et mon regard envieux pointé sur le grand huit de sa poitrine à peine dissimulée sous le satin entrouvert. J’ai fait quelques pas dans la pièce pour me donner une contenance, feignant de m’intéresser à la décoration et au mobilier.

— C’est drôle, Laura, je ne te croyais pas aussi bien installée que cela.

Elle respirait à petits coups contrôlés. La colère montait en elle, cela se voyait. Ses mains ont bougé dans son dos, elle a donné un tour de clé rageur à la serrure. Elle a arraché la clé, l’a mise dans la poche de son peignoir et s’est avancée lentement.

— Si Fabio te trouve ici, il te tuera !

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, j’ai répondu, sûr de moi. Personne ne va me trouver ici. Fabio ne rentrera pas avant vingt-trois heures, je me suis renseigné. Je sais tout de lui, ce qu’il fait, où il travaille… Je connais parfaitement ses horaires, il n’y a rien à craindre. Nous avons devant nous tout le temps que nous voulons pour bavarder.

 

7

Comme si elle allait briser le bois, elle a empoigné le dossier d’une chaise qui se dressait entre nous et l’a serré violemment.

— T’as pas changé, a-t-elle dit d’une voix sourde. Toujours le même vieux Franckie, précis et calculateur.

Délicatement, j’ai posé mes fleurs au beau milieu de la table et je me suis laissé tomber sur le canapé de cuir fauve. Les ressorts ont grincé d’étrange façon comme s’ils allaient me sauter au visage, eux aussi.

— Et toi ?… Toujours la même Laura, aussi belle, aussi désirable… Le mariage semble t’avoir réussi. En te voyant là, je pense même qu’il t’a fait du bien, qu’il t’a épanouie.

Elle est venue vers moi, les poings serrés, les bras raidis le long de son corps comme un boxeur prêt à démarrer en trombe le premier round.

— Fous le camp, Franckie !… Tu n’as plus rien à faire chez moi et il vaut mieux que Fabio ne t’y trouve pas. Il pourrait te faire regretter amèrement d’avoir remis les pieds dans le quartier !

— Mais je le connais ton mari… Je peux imaginer son manque de recul, sa violence explosive de jaloux possessif. Je crois qu’il essaierait de nous tuer tous les deux s’il me trouvait ici ! J’ai montré l’espace libre sur la banquette.

— Viens t’asseoir, ai-je dit d’une voix conciliante. Il n’est que neuf heures sept, nous n’avons aucune crainte à avoir. Je suis là en ami. En vieil ami, simplement… Nous pourrions faire la paix. Tu n’as quand même pas oublié le bon vieux temps, j’espère, tous nos…

 

6

Avec force, elle a lancé sans me laisser le temps de finir :

— Ton bon vieux temps, Franckie ! Pas le mien ! La douce, l’innocente petite Laura, c’est fini ! J’ai trop souffert… Dire que j’ai été assez folle pour croire ce que tu me disais. Je l’ai payé cher ! Tu oublies que tu as disparu la veille de notre mariage comme un papillon un jour de grand vent. Sans donner la moindre explication, alors que tout était prêt… Il a fallu tout décommander, renvoyer les cadeaux à ceux qui les avaient offerts, en nous excusant. Ce qui aurait dû être un magnifique jour de fête s’est transformé en un effroyable gâchis ! Mon père s’est rendu malade de honte, il en a fait une affaire personnelle. Ses collègues de travail n’ont pas brillé par leur finesse ! Les moqueries, les plaisanteries, il n’a pas supporté ! Il s’est complètement refermé, replié sur lui. Ma mère n’a rien pu faire pour empêcher son geste.

— J’ai appris son suicide, Laura… J’étais à l’étranger lorsqu’on me l’a annoncé et ça m’a fait de la peine. Beaucoup de peine… Vraiment. Mais tout n’est quand même pas entièrement de ma faute. Ce sont tes parents qui voulaient à tout prix que l’on se marie et si je t’avais épousée, tu n’aurais jamais été aussi heureuse que tu l’es à présent. Tu as un homme solide… Un mari fonctionnaire qui ne gagne pas trop mal sa vie. Moi, tu sais, je continue à vivre au jour le jour.

— Il a toujours su prendre ses responsabilités, lui ! Mais, bien sûr, tu ne peux pas comprendre.

— Et toi, tu comprends ? ai-je demandé. Est-ce que tu comprends pourquoi je suis là, ce soir, après tout ce temps, avec des fleurs ?

 

5

Rien… Elle n’a rien trouvé à répondre, elle s’est contentée de me regarder intensément, debout, face à moi. Dieu que l’emportement lui allait bien ! Et aussi ce peignoir sombre.

J’ai tendu la main pour saisir son poignet et je l’ai fait asseoir près de moi, sur le canapé.

— Tu n’as aucune morale, Franckie. Aucun respect… Tu me dégoûtes !

Je l’ai prise dans mes bras de façon maladroite. La petite voix au fond de moi avertissait : « Ne pas s’en faire une montagne, d’accord, mais attention de ne pas t’emballer ! De ne pas trop jouer avec le feu… Tu n’es là que pour revoir une vieille amie, une amie d’enfance. Simplement… Parler un peu du passé, régler tes comptes avec un vieux coup de blues, une bouffée de nostalgie ». Mais la chaleur de son corps a pénétré au travers de mes vêtements aussi bien que s’ils n’avaient pas existé.

— Au tout début… Tu te rappelles ce que tu avais l’habitude de me dire, Laura ? Est-ce que tu t’en souviens ? Moi, je n’ai rien oublié… Et pourtant dix ans, c’est long !

— Arrête, Franckie !

— Tu m’as manqué, tu sais… C’était formidable, toi et moi.

Elle me regardait toujours aussi fixement. Ses immenses yeux bleus restaient braqués sur moi comme si j’étais une cible ou une piste d’atterrissage.

— Ça ne sert à rien de parler du passé, a-t-elle murmuré en baissant les paupières.

Sans que je comprenne vraiment comment cela s’est produit, nos lèvres et nos langues sont entrées en contact. En même pas cinq secondes, sa résistance a vacillé, faibli, fondu lascivement comme neige au soleil… Elle s’est collée à moi. Ses mouvements sont devenus aussi troublants qu’une visite guidée au paradis. Quand j’ai avancé la main, que j’ai touché la peau nue de sa cuisse, j’ai senti mon sang faire un bond en avant et mes nerfs et mes muscles s’étirer comme des fantômes vers l’avenir.

4

 

3

A voir son visage détendu, sa respiration régulière, on pouvait imaginer qu’elle dormait. Elle était allongée sur le dos, les yeux mi-clos. D’un seul coup, elle a rejeté le drap et s’est assise sur le lit.

— Franckie !

— Je suis là, Laura, ai-je dit tout en me rhabillant.

Tandis que je finissais de boutonner ma chemise, elle s’est levée en souriant. Elle a saisi son peignoir qui gisait sur le plancher et, avec beaucoup de grâce, a enfilé les manches et noué la ceinture étroitement autour de sa taille. Elle est venue derrière moi, a mis ses bras autour de ma poitrine en appuyant doucement son front contre mon épaule.

— Laura, il est presque vingt-trois heures ! Il faut que je parte maintenant.

— Nous avons encore le temps. Cette semaine, il finit beaucoup plus tard.

Je me suis dégagé et j’ai traversé la pièce principale pour me rapprocher de la porte. Elle m’a suivi puis brusquement s’est à nouveau collée à moi. Dérouté, j’ai essayé de l’éloigner, mais ce que mes mains ont rencontré était plus fait pour les caresses que pour la brutalité. La rondeur d’un sein… La peau douce d’une hanche… Comme par hasard, son peignoir s’était ouvert.

— Tu es folle, voyons…

Elle a pris ma nuque et a tiré ma tête vers elle. Sa langue s’est glissée le long de ma langue comme un morceau de verre chaud.

 

2

Deux seuls au monde, là, à nouveau…

J’ai entendu le grondement assourdi de la lourde porte d’entrée qui se refermait, en bas, dans le hall de l’immeuble. J’ai repoussé Laura et regardé l’heure à ma montre.

— C’est sûrement Fabio, ai-je crié.

J’ai saisi la poignée de la porte, mais elle a résisté. J’ai tiré de toutes mes forces. Impossible d’ouvrir, même en m’y prenant à deux mains.

— Laura, la porte est fermée à clé !

J’ai collé mon oreille contre le bois et j’ai entendu les pas qui approchaient. De plus en plus nettement à mesure qu’il gravissait les étages. J’ai secoué la serrure frénétiquement.

— La clé, Laura ! Vite ! Elle riait.

 

1

Un étrange rire, léger et tranquille, alors que tout son visage se transformait en un masque de haine, de mépris. Elle a levé une main pour agripper le col de son peignoir. D’un geste brusque, elle l’a déchiré largement, dénudant tout un côté de son corps jusqu’à la taille.

Les pas, maintenant, étaient tout proches. C’étaient des pas lourds, assurés, menaçants… Ceux d’un fonctionnaire de police fort heureux de rentrer chez lui, ayant hâte de ranger dans le meuble de l’entrée ses soucis de la journée et son arme de service.

Elle riait toujours quand elle a fouillé dans sa poche pour prendre la clé et me l’a lancée.

Je l’ai attrapée au vol, machinalement.

0

A cet instant précis, Laura s’est mise à hurler…

 

Jean-Luc Guardia, Chilly-Mazarin, Essonne

10.06.2018 Le salon  | Le concours de nouvelles | L'actualité |