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  Double jeu

Deuxième prix du concours de nouvelles des Appaméennes du livre 2013

 

LE QUOTIDIEN affichait un gros titre à la Une : « Dans l'attente d'un nouveau meurtre à Confolens ». Bien qu'il fasse encore un peu frais en cette fin février, le vendeur avait déjà échangé sa doudoune hivernale contre une chemise de bûcheron en coton. Le soleil tardait à chasser les langues de froid de la nuit et un vent frisquet pressait quelque peu les rares passants s'aventurant rue Emile Roux. Le lieutenant de 5e grade Devergnas, l'œil attiré par les caractères gras, stoppa sa course devant la devanture de la librairie, hésitant à entrer. Sans trop s'illusionner, il connaissait déjà la teneur de l'article caché en page 4. Le scribouillard allait tout d'abord narrer la découverte et l'état de la dernière victime. Ensuite il ferait l'énumération pointilleuse de ses prédécesseurs ainsi que des circonstances de leurs décès. Enfin il se lancerait dans une diatribe fustigeant le gouvernement en général, et les forces de Police en particulier. Pas de quoi justifier la dépense d'un euro nécessaire à l'acquisition du nouvel exemplaire de la Charente Libre... Sauf peut-être pour la dernière page, la météo et les aventures de Grimmy. Et encore, il pouvait les consulter sur place. Pour le reste, étant donné qu'il était lui-même chargé de cette enquête, il n'avait rien à tirer de la publication... Devergnas hésita pourtant, repensant à sa convocation de 11 heures à l'hôtel de Police d'Angoulême. Le nouveau DDSP, pour directeur départemental de la sécurité publique, en place depuis une quinzaine de jours, allait sûrement le recevoir. Et lui, il avait certainement dû lire l'article... En maugréant, il poussa la porte vitrée.

Le lieutenant jura. Le journal bien à plat sur la table, il avait lu et relu trois fois l'article. Son auteur n'avait pas du tout été tendre avec la Police. Il avait même cité son nom, s'étonnant avec candeur du peu de résultat de cet enfant du pays qui... etc, etc. Cela n'avait pas échappé au commissaire Besse, le nouveau DDSP, qui avait passé 30 minutes à le flatter puis à l'engueuler tout ça en alternance, pour enfin mettre dans la balance son 6ème grade de lieutenant, le dernier avant sa nomination de Capitaine. Devergnas avait serré les poings. Depuis quatre mois il avait remué ciel et terre, étudié des centaines de dossiers et passé un temps infini dehors, sous la pluie et la neige d'hiver. Tout cela en vain... Il froissa le journal, le fourrant dans l'âtre pour relancer le feu de bois. Il devait bien y avoir un indice, une trace même minime du tueur. Avec fermeté il rouvrit les dossiers, ses notes personnelles, les témoignages...

Une fois par mois, un meurtre était commis à Confolens. Le lieu du crime, un recoin de rue, une encoignure de porte quelconque. L'arme, cela variait : couteau pour le premier homicide, puis masse ou marteau pour le deuxième, strangulation pour le troisième, poison par injection pour le quatrième. Totale disparité également chez la victime : une femme de 54 ans, brune, puis un homme, 62 ans, retraité, un autre homme ensuite, 53 ans, assez chétif, pour finir avec une autre femme, blonde fadasse, ménagère de 58 ans. En bref, le criminel traquait au hasard des rues, le soir entre 19 et 23 heures, une victime de plus de 50 ans qu'il tuait d'une manière quelconque. Peut-être en avait-il après les quinquagénaires ? Ou alors il disposait d'une force réduite qui l'obligeait à s'en prendre aux plus faibles. Aucun témoin, aucune arme retrouvée, aucune empreinte biologique ou autre. Une seule constante, le tueur agissait dans les tout derniers jours du mois : lundi 29 octobre, mercredi 28 novembre, lundi 31 décembre et mardi 29 janvier. Bien que plus ou moins présente, la pleine lune ne paraissait pas jouer un rôle important. En fait, cela ne ressemblait en rien à l'œuvre d'un tueur en série. L'assassin paraissait attendre le dernier dimanche du mois puis accomplir son œuvre dans les jours suivants. Aujourd'hui c'était le mercredi 27 février. Si le tueur demeurait fidèle à ses habitudes, il y aurait une nouvelle victime ce soir ou bien demain soir... Devergnas tournait en rond. Il avait beau multiplier les rondes, rien n'y faisait. Et puis Confolens était une petite bourgade tranquille, trop même, entre deux spectacles d'été. Tout le monde se connaissait ou presque. Qu'est-ce qu'un tueur irait faire... Le lieutenant en était à ce stade de réflexion quand son portable sonna. Il le porta rapidement à l'oreille tout en rangeant ses dossiers...

Le vieux monsieur avait l'air sérieux mais son histoire était rocambolesque. Chaque dernier dimanche du mois, lui, sa femme et un autre couple de septuagénaires se réunissaient pour satisfaire leur passion du Cluedo. A l'origine, il était question de découvrir un lieu, un meurtrier et une arme du crime avec six possibilités pour chaque. Ce vieux jeu avait été largement remanié et développé par les joueurs : les armes, comme les victimes étaient maintenant illimitées et le lieu d'action étendu de la maison traditionnelle de 6 pièces à la ville de Confolens, endroit où ils résidaient. Depuis peu, le vieil homme avait remarqué que le « crime » mis en scène dans le jeu était reproduit quelques jours plus tard, aussi exactement que possible. Comme les parties se jouaient à huis clos, il en était venu à soupçonner l'autre couple qu'ils connaissaient depuis peu. Faible piste mais piste quand même. Devergnas s'y attela aussitôt faute de mieux. Et puis deux points concordaient : la force réduite d'un septuagénaire et le jeu se déroulant le dernier dimanche du mois. Son informateur lui ayant confié nom et adresse du suspect, le lieutenant décida d'y passer malgré l'heure tardive...

Par discrétion, il se gara sur le parking de la rue des Récollets. Le pavillon où vivait le vieux couple se situait un peu plus haut, près de l'Office de tourisme. La rue Fontaine des jardins était déserte, rien d'étonnant à 22 h 30. Derrière les antiques volets de fer, la clarté d'une ampoule trahissait une présence... Devergnas rentra la tête dans les épaules, resserrant contre lui les pans de son pardessus sombre. Le froid s'infiltrait insidieusement le long de ses jambes en de longs frissons incontrôlables. La clarté des lampadaires semblait absorbée par le ciel lourd. Quand l'église Saint-Maxime sonna 11 coups, le ciel s'entrouvrit pour déverser une pluie fine et glaçante sur la cité endormie. Le lieutenant luttait contre les intempéries mais aussi contre une furieuse envie de dormir. Quel idiot avait-il été d'accorder un peu de crédit à son informateur ! Son tueur serait un papy de plus de 70 ans qui allait volontairement quitter son nid douillet chaque fin de mois pour arpenter la ville, bravant le froid, pour le plaisir de tuer la première personne venue, sans explication rationnelle. Heureusement qu'il n'avait pas prévenu les collègues de bureau, ils se seraient sacrement moqués de lui...

C'est au moment où il allait quitter sa faction pour le refuge de son véhicule qu'un grincement ténu parvint à ses oreilles. La porte de garage du pavillon surveillé venait de s'entrebâiller rien qu'un instant, assez pour laisser le passage à une ombre courbée. La grille atteinte, elle se dirigea en silence vers la rue des Buttes. Devergnas, entièrement réveillé, lui emboîta le pas. La silhouette imprécise emprunta les ruelles adjacentes pour enfin déboucher sur le quai du Goire. Curieusement elle bifurqua sur la gauche, repassant la rivière pour revenir vers le centre-ville. Le lieutenant, intrigué, ne la perdit pas des yeux, malgré la pluie qui devenait plus dense. Si le tueur opérait son forfait devant lui, il aurait alors une preuve tangible de sa culpabilité. Le suivi se glissa derrière la place des marronniers, disparaissant soudain dans le square Jules Halgand. Devergnas jura puis accéléra son allure. Le square dont les bords épousaient la Charente était en cul-de-sac. Alors qu'il pénétrait dans l'allée, un cri étouffé lui parvint derrière le rideau de pluie. Sortant son arme il fonça...

La forme était étendue sur le sol de graviers rouges, toisée par la stèle en flèche du monument aux morts. A deux mètres, la silhouette perdue brandissait un couteau, prête à frapper une nouvelle fois. Devergnas fit une sommation puis s'interposa entre le tueur et sa victime. Un genou à terre il détailla cette dernière, un homme âgé, avec des favoris grisonnants, mains crispées sur le ventre. Au moment où le lieutenant allait lui prodiguer une parole de réconfort, ce dernier lui sourit. La dernière sensation que ressentit le policier fut une terrible brûlure, celle d'une lame aiguë traversant son manteau pour lui percer le cœur...

Il faisait bon sur la terrasse. Le soleil de midi chassait lentement l'humidité de l'hiver et les premières fleurs déchiraient leur gangue de terre. Assis autour de la table, les quatre septuagénaires discutaient gaiement.

- Vos enfants viendront pour Pâques ? demanda celui au chapeau vert.

- Oui, ils arrivent vendredi et repartent lundi, répondit la dame en blanc.

- Comment allons-nous faire pour le « jeu » ? Pâques c'est le 31, dernier jour du mois.

- J'y ai pensé, répondit celui qui arborait de magnifiques favoris gris. On pourrait remettre la prochaine partie à fin avril. Après tout nous sommes à égalité, non ?

- A égalité ? répondit l'homme au chapeau, c'est un peu grâce à moi : si je n'avais pas attiré l'attention de cet enquêteur sur vous, jamais vous n'auriez pu remplir le contrat.

- Il est vrai que cette fois, Square / Policier / 23 h 30, le triptyque n'était pas facile à réaliser. Heureusement que ma femme sait jouer les faux tueurs. Avec son couteau levé au-dessus de moi, j'ai bien failli avoir peur... Disons simplement que notre équipe vous doit un gage.

- Allons messieurs, conclut la dame en bleu en lui prenant tendrement la main, rappelez-vous, l'important c'est le jeu. Et à notre âge, c'est tout ce qu'il nous reste pour nous amuser encore un peu avant la maison de retraite...

 

Denis Julin, Saint-Coutant, Charente

06.06.2013 Le salon  | Le concours de nouvelles | Les cafés littéraires | L'actualité |